En histoire, les systèmes d’information géographique (SIG) sont une innovation capable de repenser les conclusions, de poser de nouvelles questions, d’engager une recherche pluridisciplinaire. Un SIG pourrait venir apporter de nouvelles interprétations, ou a minima, repérer des phénomènes spatiaux n’ayant pas encore fait l’objet d’étude. L’historienne Anne Kelly Knowles croit que l’utilisation d’un SIG permet de réexaminer d’une manière pluridisciplinaire les analyses passées. Un SIG historique ambitionne de situer l’histoire dans son contexte géographique en utilisant les caractéristiques spatiales pour interpréter le passée[1]. Mes réflexions personnelles se sont précisées à la suite d’une émission de la British Broadcasting Corporation (BBC) intitulée The Beauty of Maps. Dans un extrait est prise en exemple la carte de Londres, publiée en 1682 par William Morgan[2]. Le document paraît après l’incendie de 1666 qui dévaste une grande partie de la capitale anglaise. La carte de Morgan est censée montrer comment Londres s’est reconstruite suite à cette catastrophe en faisant, d’après le documentaire, la première carte « moderne » de Londres. La source donne espoir et confiance et montre Londres rebâti de manière organisée. Toutefois, la réalité intérieure de la ville est différente que celle montrée par la carte : zone en désordre, prison ignorée, problème sanitaire et de surpopulation. C’est à ce moment que l’utilisation d’un SIG devient pertinente, car il permet d’apporter des informations nouvelles sur des aspects, parfois volontairement, ignorés.
L’objet d’étude du mémoire s’articule autour de la fondation de Saint-Pétersbourg, et son évolution, jusqu’à la veille du XXe siècle. L’histoire de Saint-Pétersbourg commence dans un marais au cœur de l’estuaire de la Neva. Terre suédoise cet espace est conquis par le tsar Pierre le Grand en 1703 qui entreprends la création d’une ville qui deviendra la capitale de la Russie impériale. L’objectif de cette entreprise colossale : donner une image moderne d’un empire qui reste à l’extérieur des problématiques des grandes puissances européennes[3]. Saint-Pétersbourg s’installe comme une puissance urbaine européenne : cette ville qui n’existe pas au début du XVIIIe siècle dépasse Moscou au début du XIXe. Pourtant, rien ne laisse présager que le rêve de Pierre sera un succès. L’espace choisi, la composition des sols, les choix urbains, les inondations, les feux, la révolution industrielle sont autant de facteurs qui peuvent remettre en cause un projet.
Problématique
L’historiographie, occidentale, de Saint-Pétersbourg utilise peu les sources cartographiques. Seul le géographe James Bater, en 1976, centre son analyse autour des cartes pour comprendre l’adaptation urbaine de Saint-Pétersbourg à la révolution industrielle. La science des cartes pétersbourgeois est donc un sujet relativement peu étudié. D’une manière comparable à Bater, le mémoire propose de réfléchir à l’adaptation de cette nouvelle aire urbaine dans l’espace et d’analyser l’évolution de la ville. Les réflexions sur les SIG, le contexte de Saint-Pétersbourg et l’exemple londonien permettent l’élaboration des questions de recherches suivantes : Quelles représentations, six cartes de Saint-Pétersbourg, entre 1721 et 1894, donnent-elles de la capitale impériale russe ? Quelle importance la géographie, de l’estuaire de la Neva, a-t-elle eu dans l’établissement de la ville nouvelle et dans l’organisation territoriale de la cité ? Deux thèmes seront récurrents, parfois enchevêtrés, au fil de la démonstration : les phénomènes géographiques et la répartition spatiale de la cité sur les plans administratif et économique.
L’objectif est double. D’abord, comprendre la cartographie de la cité. Ces sources sont des représentations, qui, au sein d’un pouvoir autocratique peuvent être manipulé à des fins de propagande par exemple. Et puis, comprendre l’urbanisme dans l’espace à travers le SIG. C’est-à-dire, étudier Saint-Pétersbourg sous l’angle de la géographie historique telle que définie par le géographe Québecois Serge Courville : « la géographie historique est donc une étude géographique du passé, mais une étude où les méthodes de la géographie se conjuguent à celles de l’histoire pour produire une donnée nouvelle qui pourra mieux permettre de saisir les réalités humaines d’autrefois[4] ». Cette dernière met en relief le cœur de l’étude qui est de comprendre comment l’environnement de Saint-Pétersbourg influence l’urbanisme et la vie quotidienne des habitants de la cité.
Hypothèses
On postule que les sources possèdent des biais qui diffèrent selon les époques ; que durant la domination de Pierre le Grand, une carte n’est pas une description de la cité, mais une projection dans le futur ; qu’à la fin du XVIIIe siècle, la cartographie de Saint-Pétersbourg adopte une position faisant la promotion d’une ville sécuritaire malgré les catastrophes qui touchent la cité ; que, dans la deuxième partie du XIXe siècle, la cartographie possède des failles sur les possibles conséquences urbaines et sanitaires provoquées par la révolution industrielle.
Pour ce qui touche à l’interprétation urbaine de la cité, en lien avec les thématiques énoncées, le postulat est que la géographie, la composition des sols, mais aussi le caractère de la Neva, prennent le dessus sur l’établissement de la cité, dictant ainsi la politique urbaine. C’est à cette dernière de s’adapter à l’environnement et pas l’inverse, ce qui a pour conséquence la circonscription de la cité dans un espace restreint. L’administration, en privilégiant la planification du centre-ville d’une manière élitiste, pour parfaire l’esthétique de la ville, perd progressivement le contrôle de l’urbanisme périphérique, ce qui entraîne des disparités sanitaires importantes.
Structure
Six cartes sont utilisées pour réaliser ce mémoire. Elles sont disponibles dans deux banques de données. La Bibliothèque nationale de Russie (BNR), qui comporte une section regroupant la cartographie de Saint-Pétersbourg, et la Bibliothèque nationale de France (BNF), à travers ses archives numériques sur Gallica. Chacune des cartes ouvre ou ferme une période d’un chapitre.
Le mémoire est en trois parties qui sont intrinsèquement divisées en deux sections. Le premier chapitre revient sur l’établissement de la cité et son adaptation au territoire. Des premières décisions drastiques de Pierre le Grand à l’émergence d’une commission en 1737 pour réformer l’urbanisme de la cité. Dans un second temps, l’étude analysera le lègue de l’impératrice Catherine II et ses réalisations qui élèvent la capitale au rang de grande cité occidentale à la fin du XVIIIe siècle. Puis en opposition à cette vision de grandeur, le mémoire étudiera les difficultés qui continuent de rendre l’espace instable et imprévisible. Enfin, la dernière partie du mémoire sera axée sur la répartition spatiale de la révolution industrielle, en seconde moitié du XIXe siècle, et de ses conséquences sur la capitale et ses habitants.
[1] Anne Kelly Knowles (dir.), Past time, past place: GIS for history, Redlands, ESRI Press, 2002, p. 3.
[2] The Beauty of Maps, 26 Avril 2010, enregistrement video, British Broadcasting Corporation, 5min 15, https://www.youtube.com/watch?v=CtaWEiK77TI.
[3] James H. Bater, St. Petersburg: Industrialization and Change, Londres, Edward Arnold, 1976, p. 2.
[4] Serge Courville, Introduction à la géographie historique, Québec, Presses Université Laval, 1995, p. 6-7.
« Transplantés dans une cité artificielle, européenne, sans liens avec le passé, les premiers habitants de Saint-Pétersbourg se désespèrent. Non seulement ils ont perdu leurs biens, mais encore ils ont l’impression de n’être plus en Russie. En se promenant le long des canaux, ils se croient tantôt en Hollande, tantôt en Italie, tantôt en Allemagne[1] ».
[1] Henri Troyat, Pierre le Grand : Biographie, Paris, Flammarion, 2007, coll. « La Galerie des Tsars », p. 166.
Cette citation exprime le ressenti des premiers pétersbourgeois envers leur nouvel habitat et résume adéquatement la volonté de Pierre le Grand de bâtir la Russie de demain. Le tsar veut transformer la société par une réforme se basant sur le modèle occidental. Pour s’imprégner des méthodes européennes, de leurs cultures, et pour nouer des alliances, Pierre 1er organise la grande ambassade[1]. Comprenant environ 250 personnes, le groupe, auquel participe le tsar, sous le nom de Pierre Mikhaïlov visite les nations telles la Grande-Bretagne, la Hollande, passant par Berlin, Vienne, mais ignorant la France qui soutient l’ennemi ottoman[2]. Il ne repart pas « les mains vides » de son expédition. Ils sont entre 640[3] et 750[4], à être recrutés au service de la Russie[5]. Ils ont de divers profils, mais leurs spécialités trahissent les réels objectifs du tsar[6]. En visitant les pays occidentaux, ce dernier s’imprègne de leurs habitudes avec le caractère immersif de l’expédition.
Le voyage de Pierre 1er redéfinit les ambitions du tsar. Il veut mettre la main sur un port en mer Balte pour relier l’empire russe à l’Europe[7]. Pour espérer dominer ces eaux, la Russie doit vaincre celle qui contrôle cet espace, à savoir la Suède. Démarre alors un conflit qui va durer pas moins de deux décennies. Cependant, l’ambition des Suédois aura raison d’eux dans le golfe de Finlande. Le roi de Suède, Charles XII, âgé de quinze ans, se détourne un temps des Russes pour attaquer la Pologne, alliée du tsar. Une opportunité que saisit Pierre le Grand. Vainqueur dans la Neva en 1703, il fonde une nouvelle ville nommée Saint-Pétersbourg et, l’année suivante, bâtit une forteresse sur l’île de Kronstadt, au cœur du golfe de Finlande[8]. Le conflit continue jusqu’au traité de Nystad en 1721, qui sacre la victoire de la Russie[9].
Le fort suédois de Nyenschantz, situé au confluent de la grande Okhta et de la Neva, est ignoré au profit de la construction d’un nouvel édifice militaire[10]. Ce dernier est bâti rapidement entre mai et septembre 1703 ; il est constitué de bois et de pierres et placé à un endroit stratégique sur l’île aux Lièvres, située sur la grande Neva[11]. Une missive entre le favori du tsar, Menchikov, et le commandant de la forteresse, Steve Bruce, fait état de 40 000 pilotis pour permettre aux fondations de la citadelle de tenir[12]. Si autant d’efforts sont requis pour le premier bâtiment, il est probable que le lieu ne soit pas propice à l’établissement d’une telle citée.
Figure 1. Île aux Lièvres au cœur de la Neva et abritant la forteresse Pierre et Paul.

L’espace géographique de la nouvelle ville est problématique et la toponymie le confirme puisqu’en finnois, Neva se traduit par marécage et boue[13]. L’estuaire de la Neva est divisé en de multiples branches, divisant la terre en îlot dont aucune ne dépasse les 30 pieds au-dessus du niveau de la mer[14]. Le terrain est humide dans son intégralité et une des hauteurs favorables à l’aménagement urbain est occupée par l’ancien fort suédois qui restera inhabité[15]. Les ressources sont limitées. Le bois de construction n’y est pas en nombre et doit être apporté en bateau de continent[16]. Malgré la présence suédoise, l’espace n’a jamais fait l’objet d’une colonisation. Seuls quelques hameaux autochtones perdurent dans une région qui conserve son état sauvage. Le climat y est également hostile. Les hivers sont longs et la Neva reste généralement gelée pendant six mois[17]. La Neva elle-même représente un défi. En effet, le volume d’eau déversé dans le golfe de Finlande équivaut à celui du Dniepr et du Don combiné[18]. Le courant est donc puissant. De surcroît, la largeur du fleuve rend l’élaboration d’un pont compliqué et même dangereux lorsque des blocs de glace circulent en automne et au printemps[19]. L’espace est sujet aux forts vents de l’Ouest qui, en plus d’empêcher la navigation, ont tendance à provoquer des crues[20]. « Admirateur des Hollandais, il [Pierre] veut, comme eux, domestiquer l’élément liquide. Saint-Pétersbourg sera une réplique russe d’Amsterdam. Une ville sur pilotis, traversée de canaux, divisée en îlots, un port au milieu des terres spongieuses[21] ». Le choix de bâtir Saint-Pétersbourg dans l’embouchure de la Neva permet au souverain de réaliser d’une pierre trois coups : il gagne un avantage territorial sur les Suédois ; Pierre peut enfin avoir accès à la Baltique qui ouvre vers l’Europe. Le tsar est conscient que l’embouchure de la Neva n’est pas favorable à l’établissement de la cité puisque plusieurs fois il est mis en garde[22]. Son choix est assumé et le tsar va se donner tous les moyens possibles pour accomplir son projet.
Sous le règne du tsar Pierre, l’urbanisme de Saint-Pétersbourg est enchevêtré entre deux paradigmes : la fortification de la cité et la volonté d’en faire une ville symbole. L’aspect militaire est représenté par le premier bâtiment, la forteresse Pierre-et-Paul, mais aussi par le grand chantier de l’Amirauté. Elle est la principale manufacture dans la première moitié du XVIIIe siècle[23]. La symbolique peut déterminer plusieurs pans de Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale depuis 1713[24]. Il y a aussi dans ce transfert un côté mystique, assurément religieux, mais surtout l’idée d’en faire une ville nouvelle. Tel Dieu, Pierre décide de tout au gré de ses ambitions. Il veut faire de Saint-Pétersbourg une ville marine. Cela passe par la promulgation de lois coercitives. Pierre force la population à voguer sur la Neva, à user des voiles, à prendre des leçons de navigation, à entretenir les vaisseaux. Il en va de même pour la planification de la cité. Jusqu’en 1719, Pierre décide de ceux et celles qui doivent s’installer dans la nouvelle capitale[25].
Figure 2. Île Vassilievski.

À plusieurs reprises le créateur est tenté de placer son centre à divers endroits. Si l’Amirauté a la faveur initiale du tsar, il opte finalement, en 1720, pour l’île Vassilievski. S’en suivent des mesures autoritaires incitant les habitants à détruire leurs maisons actuelles pour aller dans le nouveau centre[26]. Ainsi, la ville répond au désir du tsar tout en étant non stratifiée, rompant avec les traditionnelles cités russes compartimentées. Saint-Pétersbourg, même si elle compte des quartiers, est une ville cosmopolite, en rupture avec la tradition russe et proche du modèle d’Amsterdam[27]. Le bâti est du ressort de Pierre. Vierge, Saint-Pétersbourg sera le laboratoire de l’urbanisme régulier qui impose l’imitation d’un type de maison pour les habitants, selon les principes de l’architecture européenne. Le tsar décide de la hauteur des maisons comme de la taille. Cette expérimentation deviendra une réalité pour les autres villes russes à la moitié du XVIIIe[28]. Cette contextualisation des débuts est nécessaire pour comprendre l’intérêt d’une telle entreprise. Elle est le fait du prince. Il est aisé de penser qu’à la disparition du tsar, en 1725, la ville est loin d’être le paradis promis par Pierre. Toutefois, les premières cartes laissent croire que la cité est un projet déjà avancé.
[1] Nicholas V. Riasanovksy, Histoire de la Russie, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 242-243.
[2] Henri Troyat, Pierre le Grand: Biographie, Paris, Flammarion, 2007, coll. « La Galerie des Tsars », p. 91.
[3] Ibid.
[4] Nicholas V. Riasanovksy, op. cit., p. 243
[5] Ibid.
[6] Troyat, op. cit., p. 111-112.
[7] Hélène Carrère d’Encausse, Les Romanov : une dynastie sous le règne du sang, Paris, Fayard, 2013, p. 76-77.
[8] Nicholas V. Riasanovksy, op. cit., p. 245.
[9] Carrère d’Encausse, op. cit., p. 80.
[10] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 13-15.
[11] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 19-20.
[12] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 44.
[13] Berelowitch et Medvekova Ibid., p. 11 et Troyat, op. cit., p. 160.
[14] Lincoln, op. cit.,p. 17.
[15] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 43.
[16] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 20.
[17] Troyat, op. cit., p. 160.
[18] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 27.
[19] Paul Keenan, St Petersburg and the Russian Court, 1703-1761, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 20.
[20] Troyat, op. cit., p. 160.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Ian M. Matley, « Defense Manufactures of St. Petersburg 1703-1730 », Geographical Review, vol. 71, n° 4, 1981, p. 414.
[24] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 31.
[25] Ibid., p. 50-51 et 69.
[26] Ibid., p. 56.
[27] Ibid., p. 50-53.
[28] Ibid., p. 73-75.
Figure 3. Georg Paul Bush, « Plan Peterburga 1721 g. gravirovki Paulya Busha », 1717-1721, https://bit.ly/2OodJ3q. (Consulté le 15 novembre 2019).

Figure 4. L’île Pétersbourg, l’Amirauté, le Monastère Alexandre Nevski.
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L'île de Pétersbourg.
L'Amirauté.
Le monastère Alexandre-Nevski.

La fin de l’hiver occasionne la réouverture des voies fluviales. C’est un évènement important, mais dangereux. La fonte des glaces provoque la constitution de blocs solides descendants depuis le lac Ladoga qui alimente la Neva, rendant la navigation risquée[1]. Si tout porte à croire que la Neva est un atout économique, le fleuve possède plusieurs handicaps. La carte de Bush indique à l’entrée de la ville la sortie des bateaux qui traversent des rapides et des bas-fonds. L’observateur et diplomate allemand à Saint-Pétersbourg, Friedrich Weber, témoigne que les bas-fonds sont délimités par des bouées et les bateaux qui veulent aborder le fleuve ne peuvent y entrer. Même les navires de guerre, qui sortent de l’amirauté, ne sont équipés qu’une fois la baie atteinte[2]. Pour ce qui est des bateaux commerciaux, ils ont l’interdiction d’entrer pour éviter de s’échouer sur les bancs de sable de l’estuaire. Ils amarrent sur l’île Kotline, où les cargaisons sont entreposées avant d’être chargées sur des vaisseaux, plus petits, qui peuvent traverser la baie avec moins de difficultés[3]. Ces péripéties représentent aussi une sécurité. Si les navires commerciaux et de guerre ne peuvent naviguer dans les eaux, il est probable qu’une flotte ennemie tentant de prendre d’assaut la capitale impériale rencontrera des ennuis à manœuvrer dans le golfe.
[1] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », dans Martin Knoll, Uwe Lübcken et Dieter Schott (éd.), Rivers Lost, Rivers Regained : Rethinking City-River Relations, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2017, p. 237-238.
[2] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat présent de la Grande Russie ou Moscovie… Par un Allemand résident en cette cour, Paris, Pissot, 1725, p. 46-48.
[3] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « The Neva as a Metropolitan River of Russia: Environment, Economy and Culture », dans Terje Tvedt et Richard Coopey (éd.), A History of Water, Londres, 2010, p. 358.
Durant les premières années de la cité, où se déplacer en canot est le principal transport, il est requis de sortir son navire des eaux avant qu’il ne soit piégé par le gel. Si les bateaux ne peuvent être mis à terre, ils peuvent se réfugier entre la forteresse Pierre-et-Paul, et l’île de Pétersbourg considéré comme un endroit sécuritaire[1].
[1] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », dans Martin Knoll, Uwe Lübcken et Dieter Schott (éd.), Rivers Lost, Rivers Regained : Rethinking City-River Relations, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2017, p. 248.
La Neva pose un certain nombre de complications. De la fin du mois d’octobre, et jusqu’à avril, les eaux sont gelées. Impactant au quotidien les habitants à divers degrés. Au cœur de l’hiver, la couche de glace est épaisse et varie entre 61 et 92 centimètres avec une moyenne de 72 cm[1]. La cité n’ayant pas encore de pont, l’hiver constitue, dès 1710, une opportunité pour les Pétersbourgeois de traverser, à pied ou en traîneau, le fleuve pour rejoindre n’importe quel quartier. Il est même possible d’atteindre les îlots inhabités et l’avant-poste du golfe de Finlande, Kronstadt. À partir du XVIIIe siècle, les autorités installent des infrastructures le long de la route entre la capitale et Kronstadt, comprenant des panneaux de signalisation ainsi qu’un « pub » à mi-chemin[1]. L’île, connue sous le nom de Kotline — trop éloignée pour apparaître sur la cartographie — au début du XVIIIe, abrite la forteresse Saint-Alexandre et est pressentie, à un moment, pour devenir le centre[2]. Mais la géographie complique le projet : l’île est à vingt-neuf kilomètres de Saint-Pétersbourg[3] et elle est la première ligne défensive en cas d’attaque.
[1] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », dans Martin Knoll, Uwe Lübcken et Dieter Schott (éd.), Rivers Lost, Rivers Regained : Rethinking City-River Relations, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2017, p. 246‑247.
[2] Ibid., p. 246-247.
[3] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 20 et 32.
[4] Ibid.
La source de Georg Paul Bush est parsemée de détails qui en font une représentation exagérée du développement de la cité. C’est le cas de l’ensemble de la cartographie avant 1737 précise Michael J Bitter. Il semble que ce soit un consensus parmi la communauté historienne puisque, selon Berelowitch et Medvekova, les gravures dépeignent Saint-Pétersbourg embellie. Or, elle est encore à l’état de projet tout en ayant un aspect impressionnant, par l’envergure de la tâche[1]. L’influence de Pierre le Grand n’est jamais très loin, jusqu’à la présence même du tsar sur le document dans le coin droit, en bas de la source. Si rien ne suggère que Pierre ait eu un droit de regard sur la source, cela démontre une allégeance du cartographe envers le souverain. Il n’est pas rare de retrouver ce type de gravure sur les plans de cette période, car elle met en exergue la puissance du tsar sur le territoire[2]. Dans le cas de Saint-Pétersbourg, la représentation de Pierre indique son influence sur la cité.
Quelles observations descriptives est-il possible de faire à partir de la source de Bush ? Premièrement, les habitations se répartissent sur l’île Vassilievski, située à l’ouest de la forteresse Saint-Pierre-et-Paul située sur l’île aux Lièvres. Les bâtiments englobent de manière linéaire l’île dans son intégralité et l’on repère également des lignes bleues qui peuvent correspondre à des canaux. Au nord du fort est le futur quartier de Pétersbourg. Cette île est occupée, d’après Bush, avec des maisons identiques, mais de manière plus disparate. Au sud-est du fort sont présentes des habitations similaires. Enfin, au sud, l’Amirauté diffère par sa représentation. Elle est moins ordonnée. Les maisons sont plus petites que les autres. Elles s’établissent le long de la Neva et du bâtiment de l’Amirauté, principale manufacture de la cité qui laisse penser que ce quartier regroupe les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Il existe également quelques habitations éparses dans le coin est, appelé Vyborg, mais aussi à l’extrême Sud-Est, avec le monastère Alexandre Nevski.
Concernant le territoire, il est vastement représenté. Plusieurs îlots sont inhabités selon la carte et les espaces vides de population ne sont pas défrichés. Bush choisit de décrire les terrains vierges par des arbres. La seule variation est du côté de Vyborg où la symbolique est difficilement analysable. Excepté à l’est, à l’endroit où la Neva tourne à gauche après avoir remonté vers le nord, il n’y a aucune information confirmant la présence de marécage. La description de la Neva est limitée à la direction du courant et des rapides. La vaste représentation n’évoque pas de limite géographique et le territoire est à portée de développement puisqu’il n’y a aucune contre-indication.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 70.
[2] Mark Monmonier, How to Lie with Maps, Third Edition, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 112.
La carte de Bush représente un environnement sécuritaire dans lequel la nouvelle capitale du tsar est appelée à prospérer. Cependant plusieurs facteurs permettent de mieux comprendre les obstacles qui se dressent face aux projets impériaux. Pour faire apparaitre ces éléments dans le SIG, il a fallu créer deux types de couches rassemblant les raisons des différentes péripéties. D’abord l’hydrographie, réunissant les composantes de l’eau comme la Neva, les inondations, le gel. Puis la topographie : dans ce cas-ci, ce qui touche aux élévations du terrain, qu’elles soient naturelles ou non.
Figure 5. Gestion hivernale de la Neva, port de secours, et bas-fonds.
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La fin de l’hiver occasionne la réouverture des voies fluviales. C’est un évènement important, mais dangereux. La fonte des glaces provoque la constitution de blocs solides descendants depuis le lac Ladoga qui alimente la Neva, rendant la navigation risquée[1]. Si tout porte à croire que la Neva est un atout économique, le fleuve possède plusieurs handicaps. La carte de Bush indique à l’entrée de la ville la sortie des bateaux qui traversent des rapides et des bas-fonds. L’observateur et diplomate allemand à Saint-Pétersbourg, Friedrich Weber, témoigne que les bas-fonds sont délimités par des bouées et les bateaux qui veulent aborder le fleuve ne peuvent y entrer. Même les navires de guerre, qui sortent de l’amirauté, ne sont équipés qu’une fois la baie atteinte[2]. Pour ce qui est des bateaux commerciaux, ils ont l’interdiction d’entrer pour éviter de s’échouer sur les bancs de sable de l’estuaire. Ils amarrent sur l’île Kotline, où les cargaisons sont entreposées avant d’être chargées sur des vaisseaux, plus petits, qui peuvent traverser la baie avec moins de difficultés[3]. Ces péripéties représentent aussi une sécurité. Si les navires commerciaux et de guerre ne peuvent naviguer dans les eaux, il est probable qu’une flotte ennemie tentant de prendre d’assaut la capitale impériale rencontrera des ennuis à manœuvrer dans le golfe.
[1] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », dans Martin Knoll, Uwe Lübcken et Dieter Schott (éd.), Rivers Lost, Rivers Regained : Rethinking City-River Relations, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2017, p. 237-238.
[2] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat présent de la Grande Russie ou Moscovie… Par un Allemand résident en cette cour, Paris, Pissot, 1725, p. 46-48.
[3] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « The Neva as a Metropolitan River of Russia: Environment, Economy and Culture », dans Terje Tvedt et Richard Coopey (éd.), A History of Water, Londres, 2010, p. 358.
Durant les premières années de la cité, où se déplacer en canot est le principal transport, il est requis de sortir son navire des eaux avant qu’il ne soit piégé par le gel. Si les bateaux ne peuvent être mis à terre, ils peuvent se réfugier entre la forteresse Pierre-et-Paul, et l’île de Pétersbourg considéré comme un endroit sécuritaire[1].
[1] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », dans Martin Knoll, Uwe Lübcken et Dieter Schott (éd.), Rivers Lost, Rivers Regained : Rethinking City-River Relations, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2017, p. 248.
La Neva pose un certain nombre de complications. De la fin du mois d’octobre, et jusqu’à avril, les eaux sont gelées. Impactant au quotidien les habitants à divers degrés. Au cœur de l’hiver, la couche de glace est épaisse et varie entre 61 et 92 centimètres avec une moyenne de 72 cm[1]. La cité n’ayant pas encore de pont, l’hiver constitue, dès 1710, une opportunité pour les Pétersbourgeois de traverser, à pied ou en traîneau, le fleuve pour rejoindre n’importe quel quartier. Il est même possible d’atteindre les îlots inhabités et l’avant-poste du golfe de Finlande, Kronstadt. À partir du XVIIIe siècle, les autorités installent des infrastructures le long de la route entre la capitale et Kronstadt, comprenant des panneaux de signalisation ainsi qu’un « pub » à mi-chemin[1]. L’île, connue sous le nom de Kotline — trop éloignée pour apparaître sur la cartographie — au début du XVIIIe, abrite la forteresse Saint-Alexandre et est pressentie, à un moment, pour devenir le centre[2]. Mais la géographie complique le projet : l’île est à vingt-neuf kilomètres de Saint-Pétersbourg[3] et elle est la première ligne défensive en cas d’attaque.
[1] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », dans Martin Knoll, Uwe Lübcken et Dieter Schott (éd.), Rivers Lost, Rivers Regained : Rethinking City-River Relations, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2017, p. 246‑247.
[2] Ibid., p. 246-247.
[3] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 20 et 32.
[4] Ibid.
Si voguer sur la Neva est compliqué, le fleuve est également sujet à des crues récurrentes. Lors de son passage à Saint-Pétersbourg, Weber remarque que la capitale est à la merci des inondations. Il indique qu’à partir de l’endroit où la Neva se sépare en deux bras, la ville est exposée au risque d’élévation des eaux[1]. Ces catastrophes sont la conséquence de la localisation de Saint-Pétersbourg dans un bassin sujet à des épisodes cycloniques[2]. Durant l’automne, la baie de Saint-Pétersbourg est victime de forts vents venus de la mer Baltique qui provoquent de soudaines montées des eaux.
Figure 6. Limite des inondations selon Friedrich Weber (1725).

Si l’urbanisation doit composer avec le fleuve capricieux, les sols n’offrent aucune garantie qu’une ville puisse perdurer. Le choix de l’estuaire de la Neva comme emplacement va à l’encontre des principes qui font qu’un lieu est propice à l’établissement d’une ville[3]. Selon Bruce Lincoln, les sols sont de mauvaises qualités, voire stériles, posant la question de l’autosuffisance en matière de nourriture. La conquête des sols est une guerre permanente : « Virtually Every Foot of Land Reclaimed from the Marshes on witch St. Petersburg Was Built Had to be Filled with Oaken Piles Sixteen Feet Long and Driven their Full Lenght Into the Ground[4] ». Selon Lincoln, aucune ville d’Europe n’a eu à affronter autant d’obstacles pour fonder une cité. Dès lors, sur quels fondements cette ville a-t-elle été construite ?
Figure 7. Composition des sols et aménagements urbains.
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La forteresse Pierre-et-Paul est aussi construite à partir de ces fondements artificiels grâce à une élévation des sols et l'implantation de pilotis comme l’ont précisé Berelowitch et Medvekova[1].
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 44.
Le quai de l’amirauté est un bon exemple des efforts qui sont consentis pour pouvoir bâtir la capitale. Situé en aval de la Neva et de la forteresse Pierre-et-Paul, le quartier de l’Amirauté est rapidement devenu important. D’après Weber, les urbanistes veulent y construire plusieurs palais le long du fleuve. Toutefois, le terrain est bas et sujet à inondation. Weber révèle que des pieux sont installés le long de la rivière, de la poste — devant le palais d’été du tsar — jusqu’aux dernières maisons proches de la bouche[1]. Le but de ces pilotis est d’élever le niveau de la terre en raison de la vulnérabilité face aux inondations.
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 25-26.
Des espaces sont plus propices à l’établissement de la cité que le quartier de l’Amirauté, l’île Vassilievski ou encore Pétersbourg. Dans sa description, Weber affirme que certains endroits sont protégés des inondations. Les quartiers qui seront plus tard appelés Vyborg et Litenoi, situés dans l’est de la ville avant que la Neva se divise en deux bras, sont les lieux en question. D’après Weber, deux collines sont en vis-à-vis. L’une sur la partie haute à Vyborg, l’autre en aval sur Litenoi. Cette dernière est décrite par Weber comme une Presqu’île[1].
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 15-17.
Si Litenoi est sécurisé par une colline au niveau de l’arsenal, il est bordé au sud par un marécage qui n’apparaît pas sur la carte de Bush. L’endroit le plus sûr pour établir la cité est donc Vyborg puisque protéger des eaux par la topographie, et personne n’indique la présence d’un marais. La carte de Bush montre d’ailleurs que cet endroit n’est pas totalement vide, mais il ne fait pas l’objet de construction intense[1]. Il est probable, pour Pierre le Grand, que Vyborg ne remplisse pas les critères nécessaires, puisqu’éloigné de la bouche de la Neva, contrairement à l’île Vassilievski.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 42.
Enfin, Bush montre Vassilievski dans un état de développement avancé avec la présence de canaux rectilignes sur la totalité de l’espace. De tels canaux ne sont pas sans rappeler la ville d’Amsterdam sur laquelle le tsar Pierre voue un fantasme. La ville hollandaise est un modèle pour la ville de Pierre puisque le système de canaux est utilisé depuis le XIVe siècle, alors que le futur centre commercial de l’Europe n’est encore qu’un village[5]. Mais c’est au cours du XVIIe siècle que le Ring de canaux d’Amsterdam va connaître son expansion, avec une forme semi-circulaire, de telle sorte que le centre est entouré par des canaux. L’objectif est d’en faire le principal moyen de transport de la cité. Permettant aux commerçants d’être à la portée du port tout en étant accessible pour la population[6]. C’est avec cette vision que Pierre le Grand aborde l’urbanisme sur l’île Vassilievski. Il veut que chaque bâtiment soit connecté à un canal pour s’en servir comme mode de déplacement.
Figure 8. L’île Vassilievski et ses canaux.
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La gravure de Bush implique qu’autour des années 1720, un réseau de canaux se serait développé sur l’île Vassilievski. Ce n’est pas forcément une réalité, mais pas un mensonge non plus. D’après Weber, c’est à partir de 1716 que les plans du tsar s’exécutent et que la construction du futur centre prend forme[1]. Des canaux sont bâtis sur l’île, mais le projet a coupé court. Les premiers cours d’eau sont construits de manière trop étroite et se remplissent de vase rapidement[2]. Les canaux rectilignes sont donc un projet vain, reflétant les difficultés qu’oppose l’environnement à une planification forcée.
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 40-41.
[2] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 24.
[1] Weber et Malassis, op. cit., p. 52.
[2] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « Living on the river Over the Year. The Significance of the Neva to Imperial Saint Petersburg », op. cit., p. 244-246.
[3] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 20.
[5] Geert Mak, « Amsterdam as the “Compleat Citie”: A City Plan Read in Five Episodes », dans Sako Musterd et Willem Salet (dirs.), Amsterdam Human Capital, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2003, p. 32.
L’étude de l’espace démontre les failles environnementales de l’estuaire de la Neva. La carte de Bush décrit une urbanité massive dans trois zones : l’île Vassilievski, l’île de Pétersbourg, et le Slabode des Moscovites (Litenoi). Trois zones d’habitations pour disperser les habitants et éviter un centre compact[1]. Après avoir montré que l’établissement de l’île Vassilievski relève plus du fantasme, les couches du SIG viennent apporter un éclairage sur l’utilisation des espaces : les points de rassemblement, les zones de peuplement, les rues, la prévention des incendies.
Figure 9. Le Slabode des Moscovites (future Litenoi) et la perspective Nevski.
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Peu d’informations sont disponibles sur la situation des habitations de l’est de Pétersbourg. Ce quartier est appelé le Slabode des Moscovites. Slabode peut se traduire par faubourg selon le diplomate Weber[1]. Il est certain que le degré de développement montré par la carte n’était pas atteint lors de la réalisation de la source. Un plan, de la même époque que notre source, décrit une structure urbaine similaire à la gravure de Bush, mais comprenant le marécage évoqué précédemment qui borde ce quartier par le Sud[2]. La première carte, officielle, de la ville datant de 1737[3], publiée par l’Académie des sciences russe[4], montre que les habitations sur ce côté de la cité ne sont encore que partielles. Et donc, Bush offre une représentation exagérée du Slabode des Moscovites.
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 408.
[2] Johann Baptist Homann, « Topographische Vorstellung der Neuen Russischen Haupt-Residenz und See-Stadt St. Petersburg samt ihrer zu erst aufgerichteten Vestung: welche von Ihro Czaar Maj. Petro Alexiewitz aller Russen Selbst Erhalter etc., etc., etc. An. 1703 an der Spitze der Ost-See auf etlichen Insuln bey dem Außfluss des Neva Stroms erbaut und zur Aufnahm der Handelsschafft und Schiffarth für die Russische Nation mit einer mächtigen Flotte versehen worden / herausgegeben von Ioh. Baptist Homann, Der Röm. Kays. Maj. Geographo », 1720, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8490978m. (Consulté le 28 juillet 2020).
[3] Micheal J. Bitter, « The Forbes/Maas Chart of St Petersburg », dans Anthony Cross (dir.), St. Petersburg 1703-1825, Palgrave Macmillan, New York, 2003, p. 31.
[4] Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, « Plan Imperatorskogo stolichnogo goroda Sankt-Peterburga, sochinennyy v 1737 », Saint-Pétersbourg, 1741.
Un élément visible en aval de Litenoi est la présence d’une rue, la future perspective Nevski. Les travaux de cette avenue commencent en 1712. Sa droiture est un effet prioritaire. La perspective traverse des espaces vierges et c’est également une volonté du tsar. Aucun marais, vallée, colline, eau ne doit faire dévier la perspective[1]. Cette dernière, linéaire et large, est pavée et la construction est terminée avant 1721[2]. Outre l’aspect urbain que revêt cette route, elle joint deux éléments symboliques de la ville : l’Amirauté et le monastère Alexandre Nevski. Moscou étant toujours perçu comme la capitale religieuse du pays, Pierre, par l’établissement du monastère sécurise le statut sacré de la ville[3]. Alexandre Nevski est une figure notoire de la religion orthodoxe russe, canonisé au XIVe siècle. L’Amirauté est la principale manufacture. Berelowitch et Medvekova y voient un lien entre le passé et l’avenir de la Russie[4]. La droite perspective permet de repousser les limites de la ville et de montrer la détermination du tsar à vouloir occuper un maximum d’espace.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 79.
[2] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 31.
[3] Denis J. B. Shaw, « St. Petersburg and Geographies of Modernity », dans Anthony Cross (dir.), St. Petersburg, 1703-1825, New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 14-15.
[4] Berelowitch et Medvekova., op. cit.. p. 80.
Bush montre que de nombreuses de maisons sont construites en amont de la Neva, au-dessus de la forteresse Pierre-et-Paul, sur l’île de Pétersbourg. Cette dernière regroupe les espaces commerciaux les plus importants de la cité avec deux grands marchés et s'installe comme la place mercantile de la cite.
Figure 10. Le Quartier Tatar, sa friperie et les marchés environnants, sur l’île de Pétersbourg.
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Cet espace accueille plusieurs commerces importants de la ville, mais aussi un Slabode multiethnique. Il est décrit par Weber comme le quartier des Tatares, mais à l’intérieur de celui-ci vivent également Turcs et Kalmouks. Weber est élogieux envers leurs manières puisqu’il explique qu’on y vit mieux qu’à Paris, Rome ou Londres[1].
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 36.
L’intérieur du faubourg est rythmé par la friperie tatare. Elle rassemble de nombreux habitants qui viennent y trouver des textiles internationaux et d’autres objets insolites à bas prix. Cet endroit est très prisé par les voleurs qui n’hésitent pas à subtiliser certaines affaires à des passants, pour les revendre sous leurs nez[1].
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 35-36.
Dans cet espace se concentrent les commerces alimentaires qui vendent de la farine, des légumes, mais aussi ceux qui fournissent le mobilier des particuliers. Le feu est le danger de ce lieu intégralement bâti en bois[1].
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 37.
Ce marché est la principale place mercantile de la nouvelle capitale. Comme il est interdit pour les Pétersbourgeois d’avoir un magasin au sein d’un logis, c’est ici que les commerçants de plus de vingt nations différentes viennent vendre leurs produits[1]. Toutefois, la loi contre les boutiques chez les particuliers rend confuse la logistique autour de cet espace. Ce marché est le débarcadère central des marchandises qui arrivent par la terre, la mer, voir d’autres quartiers. Le bâtiment est de bois, sur deux étages et carré avec une cour intérieure accueillant les boutiques. Par conséquent, une grande foule semble se réunir quotidiennement autour du marché ce qui rend son accès difficile. Précédemment situé un peu plus au nord du quartier de Pétersbourg, ce marché a brûlé et a été relocalisé à cet endroit[2]. Il est aisé de comprendre la confusion qui règne autour de cette île, lorsque les citadins voguent simultanément vers ce carrefour.
[1] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 32-34.
[2] Ibid.
Avec les inondations, les incendies sont les principaux dangers qui guettent la capitale du tsar. Et pour cause, une grande partie de la cité est bâtie en bois. Toutefois, la ville met en place un système pour intervenir en cas de feu. Weber explique que les clochers sont occupés par des gardes qui sonnent d’une manière particulière pour alerter du danger. Pour mieux comprendre ce stratagème, les églises ont été repérées sur la carte de Bush permettant ainsi d’avoir une meilleure vision de ce système. L’Amirauté profite de la présence des clochers mais elle rassemble plus de palais d’importances. Sur l’île de Pétersbourg, place des marchés, dont l’un a déjà brûlé, un seul clocher est une sécurité insuffisante pour prévenir le danger.
Figure 11. Les clochers de la ville en 1721

Si l’île de Pétersbourg est le point commercial de la cité, l’île Vassilievski doit devenir le centre sur le modèle d’Amsterdam. Il a été évoqué à plusieurs reprises que des exagérations résident dans la gravure de Bush et la représentation de l’île Vassilievski en est une, particulièrement sur les canaux et les bâtiments. Contrairement à ce qu’indique la carte, presque tout le développement de cette zone reste à faire. Si les canaux sont présents, si des maisons et des rues sont tracées, une très grande partie de l’île n’est pas défrichée[2]. La source montre Vassilievski comme habitée dans son entièreté, et elle n’est pas la seule. Le plan d’Homann décrit un développement spectaculaire de l’île, s’inspirant des croquis des architectes européens du tsar : Trezzini et Le Blond, qui répondent aux désirs du tsar entre fantasme et réalité[3]. Probablement une façon pour Pierre le Grand de montrer aux autres nations l’avancée de la nouvelle capitale russe alors que cette île est encore un vaste espace humide et sauvage. Pour connaître la véritable croissance du projet, il faut attendre 1737 et la carte de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. Le plan montre que cette île ne sera pas le centre-ville. Ce rêve, celui de Pierre, est mort en même temps que le tsar en 1725.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 25.
[2] Friedrich Weber et Malassis, Nouveaux memoires sur l’etat present de la Grande Russie ou Moscovie... Par un Allemand résident en cette cour, Paris, chez Pissot, 1725, p. 41-42.
[3] Micheal J. Bitter, « The Forbes/Maas Chart of St Petersburg », dans Anthony Cross (dir.), St. Petersburg 1703-1825, Palgrave Macmillan, New York, 2003, p. 36-40.
Conclusion
La carte de Georg Paul Bush est une représentation entre réalité et fantaisie. C’est est une des projections du futur Saint-Pétersbourg si la cité devait demeurer sous le commandement de Pierre le Grand pour les années à venir. En termes de peuplements, les zones d’habitations ont été exagérées. Au regard des cartes publiées après les années 1730 et 1740, il est possible de dire que l’ampleur de la supercherie est importante du côté de l’île Vassilievski et du Slabode des Moscovites.
Le SIG a montré des difficultés topographiques et hydrographiques dans tous les coins de la cité : les pilotis sont utilisés pour la forteresse et les quais. Les terrains sont trop bas. Certains espaces sont marécageux. Les trois quarts de la ville sont sous la menace des crues. Il n’existe aucun pont à cause de la Neva. Cette dernière n’est pas accessible aux bateaux à cause des bas-fonds et des rapides. Les spécialistes de la ville sont unanimes pour affirmer que, de manière générale, les sols ne sont pas favorables à l’établissement d’une colonie. Toutefois Vyborg et Litenoi — malgré un marécage — sont protégés par deux collines et sont plus propices à l’établissement du centre-ville, mais n’entrent pas dans le carcan idéologique du tsar. Au regard du SIG, de la source en elle-même et de ses exagérations cartographiques, une réalité apparaît, soit la volonté des autorités de montrer une occupation importante de l’espace. Chaque île fait l’objet de projets, bien avancés d’après la carte, alors que dans la réalité l’intégralité du territoire est problématique quand vient le temps d’établir une capitale impériale.
Le décès de Pierre le Grand laisse planer un doute sur la nouvelle capitale, surtout avec la guerre de succession du trône qui rend instable la situation et provoque même un retour de certaines administrations à Moscou[1]. Les défections aristocratiques sont importantes. La cité, qui connait jusqu’à la mort du tsar une augmentation du nombre d’habitants, voit les chiffres s’affaisser au point de décroître jusqu’à l’arrivée de l’impératrice Anne, qui centre ses efforts sur la capitale à partir de 1732[2]. Les premières années de gouvernance de l’impératrice sont marquées par une croissance urbaine anarchique : les maisons de bois se multiplient, la norme de regroupement d’habitations en Slabode est oubliée, mais la construction des palais et églises transfigure la ville[3].
Ce manque d’organisation est symbolisé par le bois. À plusieurs reprises, des décrets (Ukaz) obligent les habitants à prioriser la pierre pour bâtir les habitations[4]. L’utilisation du bois augmente le risque d’incendie. D’après James Bater, trois d’entre eux sont dévastateurs pour Saint-Pétersbourg. Entre 1736 et 1737, la capitale impériale est frappée par les flammes à trois reprises. Les dégâts sont importants dans le quartier de l’Amirauté entre la Neva et la Moïka — canal le plus au nord dans l’Amirauté[5]. Pas loin de 1000 maisons, constituant un dixième des bâtiments de Saint-Pétersbourg, partent en fumée[6]. Les incendies montrent que l’organisation de la ville est instable et qu’une véritable planification est nécessaire. Ainsi naquit en 1737 la commission chargée du développement urbain[7]. La création de cette institution est une occasion de redéfinir les contours de la ville. Les idées sont nombreuses et et ne sont pas toutes mises en application, car au décès d’Anne, les projets de la commission seront abandonnés[8]. Toutefois, plusieurs grandes mesures sont entreprises et impactent à long terme le visage de la capitale. Il implique donc, au regard d’une carte de 1753, d’observer comment la ville a été redessinée par les successeurs du tsar.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 110-113.
[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 27.
[3] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 118-119.
[4] Bater, op. cit., p. 27.
[5] Bater Ibid.
[6] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 119.
[7] Ibid., p. 120.
[8] Ibid., p. 122.
Figure 12. Mikhail Makhaev et John Truscott, « Elisabethae 1, russorum imperatrici, Petri magni filiae sacrum [Plan de St. Petersbourg] / dressé par Ivan Sokolov et M. Makhaev ; dessiné par J. Troscotte »1753, https://bit.ly/2D00N1w. (Consulté le 18 février 2018).
![Figure 13. Mikhail Makhaev et John Truscott, « Elisabethae 1, russorum imperatrici, Petri magni filiae sacrum [Plan de St. Petersbourg] / dressé par Ivan Sokolov et M. Makhaev ; dessiné par J. Troscotte »1753, https://bit.ly/2D00N1w. (Consulté le 18 février 2018). Figure 13. Mikhail Makhaev et John Truscott, « Elisabethae 1, russorum imperatrici, Petri magni filiae sacrum [Plan de St. Petersbourg] / dressé par Ivan Sokolov et M. Makhaev ; dessiné par J. Troscotte »1753, https://bit.ly/2D00N1w. (Consulté le 18 février 2018).](https://carto-petersbourg.historiamati.ca/wp-content/uploads/2020/08/1753-OF-TOL-20010646-scaled.jpg)
La source représentant Saint-Pétersbourg est une gravure de 1753 réalisée par Makhaev et Truscott. Après la première carte officielle de Saint-Pétersbourg en 1737, ce document est commissionné par la cité qui fête son cinquantième anniversaire. Plusieurs pièges sont à soulever. Le demandeur étant l’administration, on peut s’attendre à une perspective positive. Derrière cette démarche découle une envie de décrire une ville construite aussi rapidement que possible. Dans un chapitre de How to Lie With Maps, Mark Monmonier réfléchit aux caractéristiques typiques d’une carte commandée par une municipalité — le nom du chapitre est d’ailleurs ironique : « Development Maps (Or, How to Seduce the Town Board) »[1]. Il distingue trois catégories :
"Community planning boards commonly work with three principal maps: (1) an official map to show existing rights-of-way, administrative boundaries, parks and other public lands, and drainage systems; (2) a master plan to indicate how the area should look after several decades of orderly development; and (3) a zoning map to show current restrictions on land use[2]".
Monmonier fait également part de techniques fréquemment utilisées par les cartographes travaillant pour une municipalité, toutes époques confondues : accentuer le positif, minimiser le négatif, ajouter un maximum de détails, omettre judicieusement certains aspects, être créatif tout en produisant une carte simple[3]. Ainsi, comment est-il possible de comprendre la source de Truscott et Makhaev au regard de ce qu’avance Monmonier ? La gravure dépeint une ville proche d’être complétée, ce qui est à la fois réaliste et fantaisiste[4]. Cela s’analyse par divers marqueurs que Monmonier identifie comme astuces de manipulation visuelle.
Une innovation, comparativement à la carte de Bush, est l’apparition des noms des quartiers. Une décision qui émane de la commission chargée d’élaborer le nouveau plan urbain qui fonde les premiers arrondissements après les incendies de 1736-1737[5]. Il est possible d’affirmer que la gravure de Makhaev et Truscott tend à se rapprocher des types de plans municipaux un et deux de Monmonier[6]. Soit une carte officielle et un plan directeur. En plus de montrer les nouveaux aspects comme les frontières administratives, cette source donne une projection de ce que doit être Saint-Pétersbourg. Ceci s’explique par l’idéologie de la cartographie russe. Le rôle de cette dernière, dans la représentation de Saint-Pétersbourg, est d’être un outil imageant positivement la planification urbaine[7]. Plusieurs des astuces décrites par Monmonier semblent avoir été utilisées pour la production de cette carte. Monmonier estime que, plus il y a de détails, plus l’observateur est convaincu que ce qu’il regarde se rapproche de la vérité[8]. La gravure de Makhaev et Truscott a l’ambition de montrer toutes les habitations existantes à Saint-Pétersbourg en 1753, donnant l’impression que la population s’établit et occupe l’espace en entier. Toutefois, un peu plus d’un tiers des bâtiments construits appartiennent au gouvernement[9]. Ce qui nuance l’importance de la place prise par la population, et de mettre en exergue le fait que l’administration possède une large proportion du territoire — 40 % au total[10].
Généralement, la source donne une image propre de la ville, ce qui n’est guère étonnant au regard de la politique d’épuration menée au milieu du XVIIIe siècle. Suite aux feux, la règlementation impose la pierre pour bâtir au centre-ville. On expulse les cimetières en périphérie. Les débits de boisson sont poussés vers l’extérieur, car ils sont vus comme responsables des incendies. Les vaches doivent quitter la capitale, ainsi que toutes traces du monde rural. Les mendiants sont expulsés par la force, tout comme les Tsiganes. Ces mesures sont destinées à redessiner la ville au profit de la haute société, qui cherche à se défaire du voisinage indésirable[11]. Alors, l’aspect de la gravure donne une représentation ordonnée, sécuritaire et propre, à l’image des lois coercitives.
[1] Mark Monmonier, How to Lie with Maps, Third Edition, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 85.
[2] Ibid., p. 86.
[3] Ibid., p. 93-94.
[4] Anthony Cross, « The English Embankment », dans St. Petersburg, 1703-1825, New York, Palgrave Macmillan 2003, p. 59.
[5] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 121.
[6] Monmonier, op. cit., p. 86.
[7] Anthony Cross, « The English Embankment », op. cit., p. 59.
[8] Monmonier, op. cit., p. 94.
[9] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 32.
[10] Ibid. p.32
[11] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 125-126.
La commission au développement créée les cinq premiers arrondissements de la ville : l’Amirauté, Litenoi, Moscou, Vassilievski et Pétersbourg[1]. Deux autres s’ajoutent par la suite pour porter leur nombre à sept, soit ceux de Vyborg et d’Okhta. Ce dernier est situé à l’extrême est de la capitale. George Munro dénombre, dans les années 1750, seulement six arrondissements[2]. Il ne prend pas en compte Okhta. Cela n’est pas surprenant. Oktha et Vyborg sont deux quartiers périphériques souvent confondus, Vyborg absorbant le régulièrement Okhta. Que ce soit dans les monographies ou les sources écrites et cartographiques, les deux entités sont parfois liées ou distinctes. Le manque de considération de ce quartier est probablement dû à son emplacement géographique périphérique.
Figure 13. Les arrondissements de Saint-Pétersbourg en 1753.
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L'île de Vassilievski, après avoir été l'objet des désirs de Pierre le Grand, connaît une stagnation. Le tiers est de Vassilievski est développé et il semble que l’urbanisation se déporte vers l’ouest. La recrudescence d’activités commerciales dynamise le secteur dès 1732[1]. La présence de la bourse, de la douane, du port, des entrepôts de stockage, de l’Académie des Sciences, séduit de riches marchands et académiciens[2]. En termes urbains, le plan décrit bien la réalité et comprend encore certains canaux de l’époque de Pierre, qui servent de moyen de communication et de réservoir en cas d’inondation. Ceux-ci seront fermés avant 1762[3]. Makhaev et Truscott montrent que l’île Vassilievski se développe géométriquement, mais pas dans son entièreté comme le souhaitait le tsar créateur[4]. Dans l’ouest, rien ne recouvre les sols excepté la végétation. Le port des galères à l’extrême ouest représente la seule installation dans la périphérie de l’île[5]. Avec peu d’habitations aux alentours, il semble que ce port ne génère pas assez d’activité. De surcroit, il est en concurrence avec un débarcadère dans l’est de l’île. L’arrondissement Vassilievski et sa représentation sont donc un vestige des ambitions de Pierre le Grand : de grands projets laissés en jachère.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 123.
[2] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 38
[3] Ibid., p. 30.
[4] Ibid., p. 36.
[5] Ibid., p. 45.
L’Amirauté est le cœur de la cité par la manufacture et la présence des palais d’hiver et d’été. C’est l’arrondissement comprenant le plus de bâtiments administratifs[1]. Munro affirme que les nobles les plus riches sont installés dans l’Amirauté[2]. La présence de la famille impériale et des institutions du gouvernement obligent, moralement, la noblesse à s’inscrire dans cet espace. Probablement en quête de satisfaire l’élite, le quartier s’est « épuré » après la création de la commission sur le développement qui entend expulser tout élément rural de cet espace[3]. Profitant des incendies dévastateurs de 1736-1737, le quartier central édicte de nouvelles règles. La pierre est privilégiée au bois — les deux en même temps sont monnaie courante — et les urbanistes tentent d’inscrire les bâtiments selon les souhaits de Pierre le Grand[4]. Si ces ambitions ne sautent pas aux yeux sur le plan de 1753, Munro confirme que, d’ici les années 1760, cette planification sera visible sur plusieurs secteurs de la cité et notamment le long de la Moïka qui traverse le district de l’Amirauté[5].
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 37.
[2] Ibid., p. 38.
[3] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 126.
[4] Munro, op. cit., p. 40.
[5] Ibid.
Le quartier de Pétersbourg, au regard de la source, semble connaître un développement majeur. Pierre en avait fait la place des marchés, mais aussi des faubourgs. La zone sud de cet arrondissement fait partie de la Central City de par sa proximité avec la forteresse Pierre-et-Paul, et la présence du Kronwerck, un entrepôt militaire[1]. Cependant, cette île ne profite pas du dynamisme urbain provoqué par les incendies de 1736-1737. Bien que la gravure de 1753 montre une géométrie dans la planification, le quartier ne suit pas les modèles d’urbanisation des rues, imposés par la commission au développement. Munro soulève que cet espace n’a pas été, récemment, en proie aux feux et est la résidence de pauvres marchands et artisans[2]. Cet arrondissement respecte encore le principe de Slabode. Les blocs d’habitations sont adjacents aux rues principales ou des rivières. Les maisons sont d’une taille de 15-30 pieds par 20-50[3]. La surpopulation est alors habituelle et augmente les risques d’incendie. Ainsi, le quartier de Pétersbourg est le lieu de résidence d’une certaine précarité. Si Vyborg, Okhta et l’ouest de Vassilievski le sont également, la différence est que l’île de Pétersbourg semble être en proie à une surpopulation. Ancienne résidence des grands marchés partis depuis vers Vassilievski et l’Amirauté, les artisans et petits marchands, n’ayant pas pu déménager, représentent le manque de renouveau de ce côté de la capitale.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 36.
[2] Ibid., p. 37.
[3] Ibid., p. 47.
Le quartier de Moscou est placé en périphérie, au sud du canal de la Fontanka. C’est d’ici que part le chemin menant vers Moscou[1]. La gravure de Truscott et Makhaev montre qu’au sud de la Fontanka, à côté de la perspective Nevski, le quartier de Moscou semble développer un important nombre de bâtiments. Géographiquement, il est proche du quartier de l’Amirauté, cœur de la cité. Le chemin menant vers Moscou doit offrir un lieu propice à l’établissement d’industries. Une hypothèse balayée par Munro. Il indique que l’arrondissement de Moscou, au milieu du XVIIIe siècle, est un espace rural, de pâturages et de charrues[2]. Ce quartier ressemble à ceux de Vyborg et d’Okhta dans son environnement et sa population. La réplique de cette gravure, œuvre de Tardieu, montre en légende les casernes Semenovskii et Izmailovskii. Les militaires et leurs familles trouvent donc refuge dans les périphéries de Saint-Pétersbourg. Toutefois, les arrondissements de Vyborg et Okhta seraient plus industrialisés. Il est surprenant qu’aucune activité économique ne profite de l’accès au chemin de Moscou. Cela confirme la prédominance de l’eau sur le transport terrestre.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 30.
[2] Ibid., p. 45.
Le quartier de Litenoi est un lieu entre pouvoir et armée. Appelé, en français, Fonderie sa dénomination indique ce qu’elle est : un entreposage d’armes[1]. Avec l’Amirauté, Litenoi fait partie de ce qui ressemble à la cour du tsar. En effet, à l’est de la Fontanka on peut compter plusieurs palais et grandes maisons à la fin des années 1730[2]. Toutefois, l’élite bourgeoise ne semble pas être la majorité des habitants. L’hétérogénéité des classes sociales est la norme à Saint-Pétersbourg et Litenoi n’échappe pas à cette règle, tout comme l’Amirauté[3]. Elle fait l’objet d’une planification à certains endroits, à d’autres, c’est un développement naturel[4]. Si de nombreux palais s’y trouvent, des maisons plus petites, à l’image de l’arrondissement de Pétersbourg, se construisent[5]. Des artisans doivent probablement venir travailler dans l’une des industries les plus importantes de la ville : l’entreprise d’armement[6]. Les cartes de 1753 indiquent également la présence d’une caserne militaire à l’est de l’arrondissement qui ne fait pas partie de la Central City. Litenoi s’inscrit dans la lignée des quartiers précédents. Il intègre de riches palais, mais aussi des artisans et des militaires. Étant l’une des zones à l’abri des inondations, il est compréhensible que l’on y retrouve des palaces et les réserves de stocks d’armes.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 30.
[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 78.
[3] Ibid., p. 80.
[4] Munro, op. cit., p. 36.
[5] Ibid., p. 38.
[6] Ibid.
Vyborg (au nord) et Oktha (au sud) sont les deux arrondissements les plus à l’est de la cité, sur la partie continentale. Pour Munro, Oktha, c’est le lieu de résidence de charpentiers et des ouvriers sur les chantiers navals[1]. Bater est catégorique sur la situation de ces arrondissements éloignés du centre : « anybody conscious of his social position would not have considered living there[2] ». Pour le géographe, les apparences sont révélatrices. Oktha serait un arrondissement précaire, habité par une population paysanne. L’été, beaucoup d’ouvriers arrivent en quête de travail sur les chantiers navals. Pour ce qui est de Vyborg, elle est militarisée par les garnisons qui y vivent et représente un quartier manufacturier[3]. Berelowitch et Medevekova nuancent l’absence d’habitants. Plusieurs Slabode voient le jour en périphérie, notamment pour accueillir les militaires et leurs familles, et ceux travaillant dans les industries environnantes. Ces logements sont groupés, avec une architecture régulière, dans un monde rural où les pâturages favorisent l’élevage[4]. Vyborg possède un chemin, en mauvais état à l’automne et au printemps à cause de la boue, qui mène vers la ville de Vyborg. Il est tout de même utilisé à l’année pour transporter des biens à travers la Russie[5]. Vyborg et Oktha représentent les quartiers défavorisés de Saint-Pétersbourg, loin des fastes des palais. Munro ajoute que ces endroits sont délaissés puisque les sols sont humides, marécageux et les rivières peuvent être manipulées, mais jamais contrôlées. Oktha et Vyborg sont deux arrondissements périphériques ruraux, coupés de la cité par leur emplacement géographique.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 44.
[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 80.
[3] Ibid.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 125.
[5] Munro, op. cit., p. 46.
La description de chacun des arrondissements permet de comprendre dans quel axe s’insère chacun de ces quartiers. L’Amirauté s’inscrit, avec l’est de l’île Vassilievski, comme le cœur de la cité. Quant aux autres arrondissements, plus on s’éloigne, plus la ruralité est un fait. Celle-ci borde le quartier central par le sud avec le quartier de Moscou. Cet aspect n’est pas ressenti dans la carte, qui est plutôt homogène au regard des habitations.
Avec la création de la commission au développement, ainsi que la présence « historique » de certains lieux, la capitale commence à se fracturer. La ligne rouge de démarcation représente la limite entre la Central City (centre-ville) et les Outskirts (faubourg ou banlieue), comme l’explique George Munro. Le centre comprend l’Amirauté, la moitié sud de l’arrondissement de Pétersbourg, Litenoi et le tiers est de Vassilievski[3]. La périphérie compte Vyborg, Oktha, le nord de l’île Saint-Pétersbourg, les deux tiers ouest de Vassilievski et l’arrondissement de Moscou. Cette fracture entre les espaces plus anciens, centraux, et extérieurs, permet de comprendre ce qui caractérise les différents quartiers.
Figure 14. Démarcation entre la Central City et l’Outskirt en 1753.

[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 121.
[2] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 30-31.
[3] Ibid., p. 36.
La commission du bâtiment laisse un héritage important. La fondation des arrondissements a permis l’analyse précédente, à savoir l’étude des caractéristiques des quartiers. Toutefois, l’institution urbaine a un héritage plus important dans certains secteurs. Dans cette section, le SIG partage des données qui montrent comment l’urbanisme de Saint-Pétersbourg, au milieu du XVIIIe siècle, renforce la prédominance de certains axes.
L’une des réussites qui traversent les siècles est la formation du trident dans l’arrondissement de l’Amirauté. Il comprend trois artères : la perspective Nevski, la rue Gorokhovaia et la perspective Voznesenskii.Ces trois axes convergeant en direction de l’Amirauté sont une imitation de ce qui se fait à la même époque dans les cités occidentales comme Versailles et Rome[1]. Le trident est donc davantage le symbole d’une urbanité occidentale que d’une utilité publique.
Figure 15. Le trident de l’Amirauté (1753).
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La perspective Nevski l’objet d’un projet particulier. La commission ambitionne de bâtir en continu des maisons. Avant les incendies, la longue avenue est déserte et les habitants craignent même de s’y aventurer[1]. La gravure de Truscott et Makhaev laisse croire que cette mission serait réalisée. Difficile de le confirmer, car l’arrondissement de Moscou est clairsemé et rural. De plus, le bout de la Perspective Nevski, soit le monastère Alexandre Nevski, est absent du plan. Il est possible que ce soit une volonté de la ville, commanditaire de la gravure, pour ne pas montrer un échec urbain.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 121.
Les deux autres composantes du trident, la rue Gorokhovaia (au centre) et Voznesenskii (à gauche) finissent leur route dans des baraquements militaires d’Izmailovskii et de la garde impériale Semenovksii[1]. Ainsi, par leurs destinations, deux garnisons et un monastère, la ville renforce la symbolique entre l’État et l’Église[2].
[1] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 34.
[2] Ibid., p. 34.
Un élément allégeant les contraintes du quotidien fait son apparition sur la gravure. Il s’agit de l’installation du premier pont de bois flottant entre l’Amirauté et Vassilievski[2]. Il n’est pas étonnant que ces deux espaces soient les premiers reliés puisqu’ils réunissent les grandes institutions impériales et économiques. Pour mieux comprendre l’importance de ce pont, il est nécessaire de localiser les espaces commerciaux qui en profitent.
Figure 16. Le premier pont permanent entre Vassilievski et l’Amirauté, et les espaces commerciaux.
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Premièrement, la pointe est de l’île Vassilievski. Sur ce lieu, la légende de la carte indique la présence de la bourse, de la douane et des zones commerciales. En effet, c’est ici que Pierre le Grand décide d’installer son port, mais aussi des entrepôts de stockage[1]. Ces derniers ne sont pas visibles sur la source, mais avec les douanes dans cet espace, on peut en conclure que toutes les marchandises passant par Kronstadt ou venant du continent finissent sur l’île Vassilievski. Initialement, le port de Saint-Pétersbourg se trouve sur l’île de Pétersbourg. Inefficace, il est relocalisé sur Vassilievski, auquel on ajoute un grand marché.
[1] Kirill B. Nazarenko et Maria A. Smirnova, « St. Petersburg Port through Disasters: Challenges and Resilience », Journal of Urban History, décembre 2019, p. 4.
Ce n’est pas un édifice permanent. Chaque hiver, il est obligatoire d’enlever le pont et de le réinstaller une fois la Neva libérée[1]. À partir de 1727, les habitants de la Neva ne sont donc plus contraints d’utiliser le bateau pour passer d’un arrondissement à l’autre.
[1] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 34.
À mesure que l’Amirauté se développe comme l’axe central de la capitale, les activités urbaines et commerciales florissent. Malgré les incendies de 1736-1737, ayant ravagé le marché Morskoi, situé proche de l’Amirauté, le gouvernement décide de créer une place réunissant tous les marchés du quartier. Cet emplacement se trouve sur la rue Sadovaia, entre les perspectives Nevski et Gorokhovaia, en amont de la Fontanka et en aval d’un petit canal. Ce district commercial inclut la cour des marchands (Gostinyy Dvor), un square pour les produits agricoles, entre les deux un marché aux puces et toutes sortes de magasins inimaginables comme l’ancien marché Morskoi, brûlé en 1736 et relocalisé dans cet espace. Ce bazar devient le plus connu de la ville, de par la diversité des produits que l’on peut acquérir, et il profite de sa situation géographique, suscitant les compliments de voyageurs étrangers[1]. Robert E. Jones et Munro vantent la proximité des canaux qui bénéficient aux marchés. Qu’ils soient proches de la Neva ou de la Fontanka, l’eau permet de faciliter le déplacement des produits et des personnes[2].
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 158.
[2] Robert E. Jones, Bread upon the Waters: The St. Petersburg Grain Trade and the Russian Economy, 1703-1811, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2013, p. 37.
Ainsi, les deux zones mercantiles les plus connues de la capitale se trouvent logiquement dans les endroits considérés comme les centres de la cité. Profitant de situations géographiques stratégiques, ils bénéficient des projets urbains favorables. Le pont flottant fait le lien entre les deux axes névralgiques, la formation du trident entraîne une reconfiguration de Saint-Pétersbourg et l’Amirauté s’inscrit comme le cœur de la noblesse et de la famille impériale.
Outre ce renouveau, la ville adapte l’urbanisme au territoire et à la défense. Saint-Pétersbourg fait face à deux options en cas d’invasion : une attaque maritime ou terrestre. Cette dernière option étant hors de portée des ennemies, la protection de la Neva est la priorité. Deux endroits, sur la gravure, sont visiblement isolés. Il s’agit de l’Amirauté, mais aussi de la forteresse Pierre-et-Paul et le Kronwerk. Il est toutefois étrange que de telles initiatives ne soient pas prises dans le quartier Litenoi, ce dernier abritant une partie des stocks d’armes de la cité et étant proche de palais importants.
Figure 17. Espaces critiques protégés.
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À partir de 1741, les alentours de ces hauts lieux stratégiques sont rasés. En effet, il a été jugé que les maisons, proches de l’Amirauté(au sud) et du Kronwerk (au nord), sont une gêne en cas d’attaque de la cité. Si l’ennemi arrive par la Neva, les constructions le long du fleuve entrent dans la ligne de tir des bastions[1]. De surcroît, dans la configuration précédente, la défense de l’Amirauté serait complexe si le bâtiment venait à prendre feu. Pour le Kronwerk, qui stocke des explosifs, l’éloignement des habitations est également un moyen de protéger les Pétersbourgeois en cas d’accident[2].
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 36.
[2] Ibid. p. 36.
Le quartier de Litenoi est d’ailleurs l’un des arrondissements ayant une caserne militaire. C’est aussi le cas pour celui de Moscou. L’armée a longtemps été un fardeau puisqu’avant 1725, les soldats vivaient chez l’habitant[3]. Leur présence est rendue obligatoire, car la guerre russo-suédoise s’achève, officiellement en 1721. Suivirent plusieurs décennies de micro-invasions et de préparatifs quant à d’éventuels conflits[4]. Devant le besoin croissant de loger les soldats et leurs familles, l’administration va remédier à la situation. Les quatre régiments sont répartis en périphérie dans des Slabode. Les maisonnettes assignées font l’objet de règles strictes[5]. Il est aisé, sur la gravure de 1753, de repérer ces faubourgs militaires constitués de petites habitations individuelles. Hors du centre-ville, l’idée des Slabode continue de se développer pour loger certains travailleurs en créant des lotissements similaires à ceux des garnisons[6]. Un moyen utile et économique d’obtenir une planification régulière. Il est cependant étrange que l’hôpital militaire et naval soit aussi loin des régiments, même si précédemment était évoquée la présence de soldats sur Vyborg. Ni les sources ni la légende de la carte ne sous-entendent la présence d’un Slabode militaire dans l’arrondissement de Vyborg.
Figure 18. Les Slabode militaires (en vert) et l’hôpital sur Vyborg.
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Avant 1770 cet hôpital, réservé à l’armée, est le seul à pouvoir traiter les maladies élémentaires de l’époque[1]. Situé à Vyborg, une île non desservie par un pont. Cet hôpital est installé à cet emplacement depuis Pierre le Grand. Et il est étonnant de constater, alors que la ville loge ses militaires ailleurs, qu’aucune décision ne déplace ce bâtiment au centre-ville, ou du moins sur le continent, pour être à distance raisonnable des régiments.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 75.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 74.
[2] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 42.
[3] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 123-124.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
La gravure de Truscott et Makhaev donne l’impression d’une ville propre, planifiée, homogène, en plein développement après cinquante ans d’existence. Les informations explicitées dans ce chapitre tendent à nuancer cette réalité. Au centre de Saint-Pétersbourg, les autorités mènent une politique urbaine agressive d’effacement de tous signes ruraux, car ils ne collent pas à l’image impériale qu’on cherche à donner à la cité. Toutefois, les mêmes procédés cartographiques sont utilisés pour décrire la périphérie. L’unicité de la carte est donc problématique, car elle donne le sentiment, au regard de la source, que les habitants sont tous logés à la même enseigne alors qu’ils vivent dans des environnements différents.
Les actions urbaines, depuis la mort de Pierre le Grand, ont favorisé l’Amirauté comme le démontre le SIG : formation du trident, installation d’un pont, protection des espaces à risques. Pour ce qui est de la périphérie, aucun grand projet d’envergure n’est entrepris, si ce n’est la création de zones d’habitations militaires. Si les habitations extérieures sont issues d’une planification, les conditions sont précaires puisque ce sont des maisonnettes de bois dans un espace de la campagne. Donc le SIG permet de repérer la stratégie urbaine de la capitale, soit de faciliter les échanges centraux, en renforçant la sécurité et l’esthétisme en rejetant en périphérie les éléments ne s’associant pas à cette idéologie.
Dans l’esprit de Pierre le Grand, puis de la commission de 1737, Catherine II fonde sa propre entité. Une nouvelle commission de planification se voit confier la tâche d’édicter les projets urbains de la cité jusqu’à sa dissolution en 1796[1]. Cette initiative tient plus de l’idéologie, car l’initiative de 1762 va impliquer les autres villes russes dans le processus. On parle ici de l’obligation d’avoir un trident, des artères larges et droites, les maisons doivent être alignées et bâties des deux côtés, ayant l’air d’une façade unique[2]. Cette philosophie vient des envies de l’impératrice de faire de Saint-Pétersbourg un modèle pour le reste de la Russie. Le nouveau plan de la ville prévoit des travaux pour doter le centre-ville de constructions régulières en pierre avec, pour les grands édifices, la priorisation des styles néoclassique et antique[3]. Ce qui représente un changement majeur dans le style de la cité qui est précédemment axé vers le baroque[4]. Cette obsession du paraître est un héritage de Pierre le Grand. Catherine II exerce son pouvoir en ayant à l’esprit d’impressionner, de faire briller la capitale pour la cour et la noblesse[5]. Preuve en est la transformation des canaux du centre-ville qui se voient bordés de part et d’autre de quais en granite, de lumières, d’expansion de zones pavées, d’un système d’égout[6].
Certaines décisions sont prises au détriment de la population. Par exemple, la limitation de différents types d’activités économiques pour les paysans et les basses classes de la cité, ou l’expulsion des sans-emplois. Cette rigidité tend à nuire au développement naturel de l’urbanité[7]. Si Catherine consacre la pierre, durant les années 1790, plusieurs secteurs sont encore en bois[8]. Catherine poursuit le travail initié par Pierre le Grand et la commission de 1737. De par la longueur de son règne et la force qu’elle imprègne avec son pouvoir, la ville devient une des plus importantes d’Europe. Il est donc probable que la cartographie de Saint-Pétersbourg, au tournant du siècle, soit à l’image de la puissance de Catherine II.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 217.
[2] Ibid., p. 218.
[3] Ibid., p. 237.
[4] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 31.
[5] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 258.
[6] Munro, op. cit., p. 280.
[7] Ibid., p. 281.
[8] Gilbert Rozman, Urban Networks in Russia, 1750-1800, and Premodern Periodization, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 147.
Figure 19. Aleksandr Savinkov, « Plan Peterburga 1804 goda Savinkova », 1804, https://bit.ly/2Ez1EXO. (Consulté le 4 novembre 2019).

La carte est réalisée par le russe Alexander Savinkov[1]. La source est décrite par la Bibliothèque nationale russe comme une représentation administrative de la cité en 1796. L’institution précise que Savinkov travaille pour le Dépôt de Cartes de Sa Majesté Impériale créé en 1797 par le successeur de Catherine II, le tsar Paul 1er. Fort des sources conquises sous le règne de sa mère, Paul 1er centralise les archives et travaux cartographiques de l’époque sous une même bannière[2]. Cette nouvelle entité implique la création d’une section de huit graveurs dédiés à la cour[3]. Avec ces nombreux plans, de la Russie et de Saint-Pétersbourg, il est probable que Savinkov fût un membre des huit cartographes en question. Avec ces considérations, une source de Savinkov peut être biaisée puisque son travail est commandé par le tsar lui-même.
La carte est plus qu’une image de Saint-Pétersbourg puisqu’elle comporte une légende intéressante. En effet, sont notés en rouges, gras, les bâtiments de pierres. Ceux en rouges moins intenses sont de pierre et de bois. Les jaunes représentent le bois. Il est aisé de constater que le centre-ville est dans sa totalité construit en pierre et que plus on se dirige vers la périphérie, plus le bois devient la matière principale. Ce qui intrigue toutefois, c’est qu’au regard des cartes, l’occupation du territoire s’est réduite. L’île de Pétersbourg est à moitié déserte et la cité ne se développe pas hors des limites connues.
La présence de couleurs oblige à les considérer dans l’analyse de la source. Une carte avec des symboles doit remplir quelques bases : avoir un message discernable, partager une description précise des données, ne pas induire en erreur, attirer l’observateur sur l’élément le plus important[4]. Ces critères semblent s’inscrire dans le travail de Savinkov à une exception. Il faut partir du principe que le rouge gras indique des bâtiments en pierre, qui, d’après l’histoire de la cité, risquent moins d’être sujet à incendie. Alors que les constructions en jaune sont vulnérables. Mais qu’en est-il de celles simplement rouges, correspondant à des édifices de pierre et de bois ? Il faut être prudent quand plusieurs couleurs sont utilisées, car elles ne reflètent aucune valeur exacte, ce qui peut induire en erreur[5]. La déclinaison de rouge apporte une confusion puisqu’elle laisse entendre une domination de la pierre sur le bois sans préciser le pourcentage de chacun. L’humain est naturellement interpellé par les couleurs de base, comme le bleu et le rouge, et cette caractéristique peut être utilisée par les cartographes de propagandes[6]. Il faut donc être suspicieux de certains critères qui, sur le document de Savinkov, renforcent le sentiment sécuritaire d’une ville où la pierre prédomine largement.
[1] Aleksandr Savinkov, « Plan Peterburga 1804 goda Savinkova », 1804, https://primo.nlr.ru/permalink/f/df0lai/07NLR_LMS010107055. (Consulté le 4 novembre 2019).
[2] Steven Seegel, Mapping Europe’s Borderlands: Russian Cartography in the Age of Empire, Chicago, University of Chicago Press, 2012, p. 72.
[3] Ibid. p.72
[4] A. Jon Kimerling et al., Map Use : Reading, Analysis, Interpretation, Redlands, California, Esri Press, 2016, p. 127.
[5] Mark Monmonier, How to Lie with Maps, Third Edition, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 65.
[6] Ibid., p. 67.
L’espace pétersbourgeois a son premier découpage administratif avant la moitié du XVIIIe siècle. Depuis, ce classement des quartiers connaît quelques modifications. Dans cette section. Le SIG a pour objectif de comprendre la division du territoire et d’expliquer pourquoi certains espaces ne profitent pas de la modernisation de Catherine II.
On constate l’émergence de nouvelles zones, au centre et à l’est de la cité. Selon Munro, il y’a en 1796 dix arrondissements[1]. L’Amirauté est divisée en trois parties. Au côté de la Fonderie naissent deux entités : le quartier des Carrosses et Coches et celui de la Nativité (Rojestvenskaia). Sont reconnaissables des quartiers existants : Vassilievski, l’île de Pétersbourg, Moscou, Vyborg et Okhta.
Figure 20. Arrondissements de Saint-Pétersbourg en 1804.

La fracture entre le centre et la périphérie perdure. La carte de Savinkov montre une planification moins soutenue dans les zones extérieures. La communauté historienne explique ces phénomènes de multiplication d’arrondissements et de faible densité. Le centre-ville observe une croissance de la population et une utilisation intensive de ces territoires[2]. Les quartiers extérieurs des Carrosses et Coches, de la Nativité, de la Fonderie, et de Moscou, représentent un quart des Pétersbourgeois[3]. Ces quartiers évoluent peu depuis la moitié du siècle dernier. La population est constituée de militaires et de petites gens[4], qui, en cinquante ans, ne connaissent pas de croissance démographique, faisant perdurer l’aspect rural de ces zones laissées de côté. Cependant, les îles de Pétersbourg et Vassilievski ont des particularités. Premièrement, la différence de description de l’île de Pétersbourg entre la carte de Truscott et Makhaev en 1753, et Savinkov en 1804, est visible. Alors qu’elle est dense en 1753, elle est à moitié vide en 1804, sans bâtiment de pierre. Sur l’île de Pétersbourg, initialement considérée comme propice à l’établissement du centre-ville par Pierre le Grand, peu d’édifices subsistent de ces projets. Plus que les autres, ce quartier « historique » de la cité ne suscite aucune amélioration. Quant à l’île Vassilievski, la carte la dépeint telle qu’elle est : vide au milieu, habitée à l’ouest et à l’est. Cette île présente à elle seule les caractéristiques des ambitions de Pierre, avec les contraintes et la ruralité isolée, qui perdurent cent ans après la création de la cité.
Figure 21. L’île Vassilievski, ses habitations, son marécage en 1804.
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L’est comprend des institutions éducatives, administratives et commerciales[1]. L’ouest de l’île est occupé par le quartier des galères qui abrite un faubourg de marins. Plus on se déplace vers l’ouest, plus les personnes vivent comme à la campagne et pauvrement[2].
[1]Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 172.
[2] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 235.
La question est de savoir pour quelle raison ces deux espaces d’habitations, liés faiblement par le sud, sont coupés par une vaste zone. La réponse est simple : la présence d’un immense marécage[1]. Ce dernier subsiste probablement par dépit. En effet, l’île Vassilievski est basse, donc propice aux inondations, et le système d’évacuation d’eau est peu efficace[2]. Ainsi, la situation de ce quartier reflète celle de la ville après cent ans, et indique que le développement urbain n’a pas pris le pas sur la nature. Il est pensable qu’un constat similaire pour l’île de Pétersbourg soit faisable puisqu’elle est régulièrement menacée par les crues.
[1] Berelowitch et Medvekova, op, cit., p. 171.
[2] Munro, op. cit., p. 235.
Enfin, il importe de se questionner sur l’expansion de la cité suite après 1737. Gilbert Rozman explique que ces frontières urbaines n’évoluent pas avant la fin du siècle[5]. Le SIG montre qu’à certains endroits les limites de la capitale se sont réduites. La ville s’est certes rapidement construite et profite des commissions urbaines pour planifier le futur. Toutefois, jusqu’au XIXe, Saint-Pétersbourg ne s’agrandit pas vers l’extérieur.
Figure 21. L’expansion de la cité en 1737, d'après Rozman, sur la carte de 1804.

À partir de 1737, la cité développe son centre et ce cap sera celui de Catherine II. Saint-Pétersbourg connaît alors une croissance de population importante puisqu’elle devient la ville la plus peuplée du pays avant le XIXe. Ce phénomène n’entraîne pas un élargissement de la ville. Cela s’explique par la présence d’une élite locale et étrangère. Selon le recensement de 1804, la noblesse et les fonctionnaires comptent pour 8,44 % des Pétersbourgeois et la bourgeoisie pour 12,74%[6]. Cela fait un cinquième de la population qui projette d’habiter au centre, ou du moins, proche des points névralgiques. À cela, il faut ajouter environ 40 000 étrangers à la fin du siècle[7]. Leur nombre représente 15 %. Il se décline parmi les catégories comme les marchands et officiers et les activités des étrangers se déroulent dans le centre de la cité[8]. Ainsi, plus d’un tiers des personnes cherche à se concentrer dans les quartiers importants, comme l’amirauté et l’est de Vassilievski, une partie de la Fonderie. Ce qui pourrait avoir comme conséquence de laisser de grands espaces vacants en périphérie. Cette concentration est le résultat de la politique urbaine de l’image élitiste et cosmopolite que dégage la cité des tsars.
[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 234-235.
[2] Ibid., p. 235.
[3] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 171.
[4] Ibid.
[5] Gilbert Rozman, Urban networks in Russia, 1750-1800, and premodern periodization, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 146-147.
[6] Berelowitch et Medvekova, op. cit., 176-177.
[7] Ibid., p. 180.
[8] Ibid.
Le règne de Catherine II s’accompagne d’une nouvelle réforme urbaine. Le rôle du SIG est de montrer les projets entamés sous l’impératrice. Ils permettront d’observer quels sont les chantiers prioritaires de Saint-Pétersbourg et les objectifs de tels accomplissements. Mais aussi d’interroger l’adaptation de l’urbanisme au territoire. La souveraine préconise, dans sa réforme, le style antique pour redéfinir la cité, tel Rome, et cette influence devient la base pour les villes de l’Empire[1]. À Saint-Pétersbourg, cette mode est symbolisée par l’aménagement des quais de granite dans le quartier de l’Amirauté. Cette matière réputée solide et durable — critère important dans un environnement comme Saint-Pétersbourg — est abondamment utilisée pour la construction de la Rome antique et cela jusqu’à la renaissance[2].
Figure 23. Les quais de Saint-Pétersbourg (1804). Le blanc représente le granite, le marron le bois, le noir l’absence de quai.

Quand Catherine II accède au trône, les principaux quais de la cité sont de bois. Lorsque la souveraine décède, la Fontanka, le canal Catherine, et les quais de la Neva sont construits à base de granite contribuant à magnifier les abords des canaux[3]. La durabilité de cette pierre, utile contre les inondations, réduit l’érosion des sols et permet l’apparition d’un système d’évacuation d’eau, empêchant ainsi les canaux de se boucher. L’efficacité de ces quais est relative. L’économiste Heinrich Friedrich Von Storch, dans sa description de la ville, précise que la présence du granite rend les inondations moins importantes qu’il n’y paraît[4]. Selon Storch une crue de cinq pieds touche l’ouest de la cité. Tandis que lorsqu’elle atteint les dix pieds, seulement l’est de la ville est épargné. Ainsi, on comprend que la cité ne cherche pas à annihiler les inondations, mais à réduire les risques possibles.
L’usage du granite a également un autre avantage. Il facilite, par sa robustesse, le débarquement de marchandises ou de personnes et est à la fois beau et efficace[5]. Les travaux d’aménagement des quais s’amorcent en 1769 et se terminent en 1788. Tous n’ont pas été transformés. La Moïka, un des trois canaux centraux, n’est pas entièrement de granite. Lorsque l’abbé Jean-François Georgel visite Saint-Pétersbourg entre 1799 et 1800, le fils de Catherine II, Paul 1er, a pris la relève pour s’assurer que le troisième canal soit de granite[6]. Le retard de la Moïka s’explique par le fait qu’il soit composé de virages étroits dans un milieu densément peuplé[7]. Ces difficultés justifient pourquoi les quais de la Neva, du côté de l’Amirauté, sont également revêtus de granite avant la Moïka. Selon Georgel, du couvent de jeunes filles à la pointe de l’arrondissement de la Nativité, jusqu’à l’extrême ouest de l’Amirauté, le quai est de granite, excepté au niveau du bâtiment de la manufacture et du palais d’hiver[8]. Les quais, à l’extérieur de l’Amirauté, n’ont guère le privilège du granite. Storch, dans sa description de la cité, indique qu’à Vyborg il n’y a pas de quai[9]. Et que sur l’île de Pétersbourg, la forteresse Pierre-et-Paul est la seule à en bénéficier. Du côté de Vassilievski, espace commercial majeur, le bois est encore utilisé, mais le quai est mature pour une conversion au granite. Il est inéluctable que ce dernier arrondissement connaisse une transition vers le granite puisqu’il facilite notamment le débarquement du fret. Toutefois, l’embellissement ne garantit pas la qualité de l’eau. Selon Storch, lorsque les eaux sont en contact avec une autre matière que la pierre, des particules hétérogènes s’y mélangent. D’après l’économiste russe, il est habituel de voir des bateaux au milieu de la Neva venir récupérer de l’eau saine. Ainsi, les eaux de la Fontanka sont d’une qualité moins bonne que la Neva, le canal Catherine est pire, celles de la Moïka sont imbuvables[10]. Si l’embellissement des quais donne une image propre, se rapprochant de l’idéal envisagé, certaines conditions sanitaires semblent surgir malgré des mesures pour améliorer la situation, comme le fait d’éloigner les tanneries qui rejettent leurs déchets dans l’eau dès 1767[11].
Ainsi, le centre de la capitale est aussi densément peuplé que les efforts pour le rendre majestueux sont importants. Or, la ville est encore clairsemée en périphérie et peu d’initiatives efficaces sont entreprises comme en témoignent deux artères de Saint-Pétersbourg : la Grande Avenue de l’île Vassilievski et la Perspective Nevski.
Figure 24. La Grande Avenue (île Vassilievski), la Perspective Nevski et localisation de Gostinyy Dvor.
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À Saint-Pétersbourg, les avenues sont larges d’une moyenne de vingt-deux mètres, voire vingt-trois. Le plan ne fait donc pas justice à la Grande Avenue de Vassilievski qui est d’une largeur de 100 mètres[1]. La Grande Avenue symbolise l’échec d’une politique d’habitation puisqu’à l’est, l’île est occupée, mais elle l’est de moins en moins si vous suivez la Grande Avenue vers l’Ouest.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 172.
Gostinyy Dvor, les halles de la ville sont situées le long de la Perspective. Les boutiques dans les maisons sont rares dans le Saint-Pétersbourg de Catherine II avant 1782. Jusqu’à cette année, il est interdit d’ouvrir un commerce en dehors d’une arcade marchande, ce qui force à la centralisation[1]. Gostinyy Dvor s’affirme comme le cœur mercantile de la ville, sur la perspective Nevski. Il est possible d’y acheter des étoffes d’or et d’autres biens et produits venus du monde entier[2].
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 187.
[2] Ibid., p. 188-189.
La Perspective Nesvki est d’une longueur de 4,5 kilomètres, et part de l’Amirauté jusqu’au Monastère Nevski en traversant cinq arrondissements de la cité. La Perspective Nesvki connaît nombre d’évolutions et fait effet de miroir. Heinrich Storch explique qu’elle est la principale artère de la capitale avec de nombreux magasins, hôtels, avec un goût prononcé pour le luxe, et des églises de toutes confessions[1]. Toutefois, travers la perspective Nevski reflète l'état urvbain de la cité. Du centre jusqu’au monastère, en 1804, un marcheur passe de bâtiments construits de pierres, puis de bois et enfin à aucun édifice.
[1] Heinrich Friedrich von Storch, The Picture of Petersburg, Londres, T.N. Longman & O. Rees, 1801, p. 42-43.
Cependant, Berelowitch et Medvekova théorisent que la longueur de ces artères confirme le vide dans Saint-Pétersbourg[12]. La carte de Savinkov illustre leur propos. Les grandes artères sont les repères de la planification et de l’organisation urbaine. Elles sont aussi les reflets des échecs.
D’autres projets nécessitent la modification du territoire comme l’émergence d’un cours d’eau. Depuis la création de la cité, les canaux, initialement vus comme un moyen de transport pour la population, servent aux déplacements des marchandises et à l’évacuation des eaux suite aux inondations. De nouveaux cours d’eau, comme Obvodnyy et Ligovo n’échappent pas à cette règle.
Figure 24. Les canaux Obvodnyy et Ligovo en 1804.

Pour George Munro, la construction des deux canaux vise à drainer les marais, évacuer les crues, définir les frontières de la cité[13]. Toutefois, ces canaux se butent à la réalité. Le canal Obvodnyy a une illustration similaire aux autres, mais il ne sera navigable qu’à partir de 1835, quand il sera approfondi de trois mètres[14]. Son utilisation sera principalement commerciale. Donc, Munro, et peut-être même Catherine II, sous-estiment l’importance de ce canal. Au regard des cartes et des informations déjà énoncées, les conditions de navigation sur la Neva sont difficiles et les canaux comme la Fontanka, la Moika, Catherine, sont trop étroits. Ainsi, le canal Obvodnyy viendra, lorsque que creuser plus profond, améliorer le transit des marchandises, de l’intérieur de la Russie, vers l’international en facilitant le passage à Saint-Pétersbourg.
Et, bien que rien ne l’indique sur la carte de 1804, l’impératrice installe à côté du couvent Smolnyy un débarcadère pour faciliter le transit des marchands intérieurs et le transfert du fret vers le centre de la capitale[15]. Cela doit désengorger le trafic de la Neva et permettre aux points névralgiques, comme l’est de l’île Vassilievski, de ne pas avoir l’unique responsabilité douanière.
Figure 25. Nouveau port à la pointe de la Nativité.

[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 218.
[2] Michael J. Waters, « Reviving Antiquity with Granite: Spolia and the Development of Roman Renaissance Architecture », Architectural History, vol. 59, 2016, p. 149.
[3] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 236-237.
[4] Heinrich Friedrich von Storch, The Picture of Petersburg, Londres, T.N. Longman & O. Rees, 1801, p. 158-160.
[5] Munro, op. cit., p. 236-237.
[6] Jean François Georgel, Voyage à Saint-Pétersbourg en 1799-1800, Paris, Eymery et Delaunay, 1818, p. 241.
[7] Munro, op. cit., p. 236.
[8] Ibid., p. 239.
[9] Heinrich Friedrich von Storch, op. cit., p. 16.
[10] Ibid., p. 115.
[11] Munro, op. cit., p. 244-246.
[12] Berelowitch et Medvekova op. cit., p. 171.
[13] Munro, op. cit., p. 236.
[14] Alexei Kraikovski et Julia Lajus, « The Neva as a Metropolitan River of Russia: Environment, Economy and Culture », dans Terje Tvedt et Richard Coopey (éd.), A History of Water, Londres, 2010, p. 352.
[15] Munro, op. cit., p. 243.
Conclusion
Une fois n’est pas coutume, le SIG démontre que l’établissement des quais de granite et le découpage administratif priorisent le cœur de Saint-Pétersbourg. Catherine II, comme ses prédécesseurs, cherche à satisfaire les exigences d’une élite nombreuse et continue de promouvoir l’image occidentale à travers des réformes architecturales.
La situation de la périphérie évolue quelque peu entre 1753 et 1804. Le SIG fait ressortir plusieurs projets, comme l’établissement de nouveaux canaux, d’un débarcadère, permet de donner de l’importance à certains espaces sous-utilisés. Mais certains problèmes restent insolubles, comme la présence de marais sur Vassilievski, la récurrence des inondations, ainsi que la perpétuation des zones clairsemées. Aucune de ces évolutions ne change la dynamique de ces bordures extérieures qui restent en retrait. La création du canal Obvodnyy, encore sous-exploité, ne change guère la dynamique urbaine centralisée. Au contraire, il renforce le sentiment d’un espace non-maîtrisé puisque ce canal doit limiter l’impact des crues qui pourrait peut-être empêcher une expansion du territoire. Les grandes artères illustrent le vide qui prospère en périphérie, la concentration de l’Amirauté, mais aussi l’échec d’établir une occupation totale de l’île Vassilievski.
Le choix d’évaluer la cartographie pétersbourgeoise de la première partie du XIXe siècle s’explique par deux facteurs. Le premier est que la plus importante inondation de l’histoire de Saint-Pétersbourg a lieu en 1824, suivie d’une épidémie de choléra. Deuxièmement, après les années 1830, la révolution industrielle viendra influencer l’identité de la capitale. Ainsi, il est pertinent d’étudier le contexte des deux catastrophes qui s’abattent successivement sur Saint-Pétersbourg, pour mieux mesurer l’impact qu’elles ont sur l’urbanisme avant une période charnière.
Jamais la ville n’a pu se départir des inondations récurrentes, et cela, malgré l’élévation du terrain et la construction de canaux[1]. Les sols sont bas et s’exposent à ce risque difficilement maîtrisable. L’évènement se déroule en novembre 1824 lorsqu’un vent fort, venu de la mer Baltique soulève les eaux qui envahissent la cité[2]. L’impact est dévastateur puisque la crue atteint 13 pieds[3]. Une telle vague fit entre 480[4] et 700 morts[5]. Les dégâts matériels sont conséquents : 6 % des maisons sont totalement détruites tandis que 47 % le sont partiellement[6]. Randall Dills revient sur les solutions envisagées pour endiguer ce phénomène. Les possibilités sont limitées et aucune initiative n’a les faveurs du pouvoir. Le tsar, Alexandre Ier, ne semble pas enclin à investir massivement dans la réalisation de transformations mettant en péril l’entreprise de Pierre le Grand[7]. Son successeur, Nicolas Ier, couronné en 1825, suspicieux des ingénieurs, n’amorce aucun projet pour conquérir technologiquement la Neva[8]. C’est à ce moment que la ville comprend que chercher l’origine de ces évènements est plus pertinent que vaincre ce phénomène[9].
La seconde crise frappe Pétersbourg sept ans après l’inondation. Une épidémie de choléra survient en 1831 et ravage la population en faisant des centaines de morts pendant l’été[10]. Toutefois, le choléra pose une équation assez complexe. Lors de cette crise, les connaissances scientifiques ne sont pas assez poussées pour comprendre comment la combattre[11]. Cette problématique tend à rendre difficile la gestion de cette maladie. De plus, la géographie de Saint-Pétersbourg est un accélérateur de la propagation. La Neva et les canaux de la cité sont des agents du choléra. Le port de Saint-Pétersbourg reçoit chaque année des navires de toute la Russie, mais aussi du monde entier. C’est par un petit bateau de pêcheur, venu de l’intérieur des terres, que le choléra s’introduit à Saint-Pétersbourg[12]. Autre accélérateur de l’épidémie, l’inondation de 1824 qui impacte les conditions hygiéniques des Pétersbourgeois. Les dégâts sont visibles jusqu’au milieu des années 1830, laissant les ponts, quais et pavés délabrés[13]. Ceci s’ajoute à la mauvaise qualité de l’eau[14]. Les perspectives sanitaires sont donc un facteur de plus dans la propagation du choléra.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 301.
[2] Randall Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », Journal of Urban History, vol. 40, n° 3, mai 2014, p. 480.
[3] Randall Dills, « The River Neva and the Imperial Façade: Culture and Environment in Nineteenth Century St. Petersburg Russia », Thèse de doctorat (histoire), Urbana, Illinois, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010, p. 29.
[4] Berelowitch et Medvekova, op. cit., 301.
[5] Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 480.
[6] Berelowitch et Medvekova, op. cit., 301.
[7] Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 489.
[8] Ibid. p. 489.
[9] Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 491.
[10] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 120.
[11] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2 — 3, septembre 2018, p. 167.
[12] Ibid., p. 166.
[13] Ibid., p. 172-173.
[14] Ibid., p. 174.
Figure 26. Aleksandre Savinkov, « Plan Peterburga 1835 goda Savinkova », 1835, https://bit.ly/307m0yW. (Consulté le 29 octobre 2019).

Cette quatrième carte du corpus fait preuve de continuité puisque le graveur de celle-ci est Savinkov[1]. Disponible dans la banque de données de la BNR, le plan indique la division administrative de Saint-Pétersbourg en 1835. Il est nécessaire de rappeler que Savinkov travaille pour le régime impérial, donc la source reflète une vision avantageuse de la cité. Compte tenu de cette assomption, est-il envisageable de considérer cette source comme un outil de propagande ? Possible, mais c’est aussi atteindre les limites de l’analyse cartographique. Le spécialiste de la géographie, Jon Kimerling et ses collaborateurs débattent des forces et des faiblesses des cartes : elles ne sont pas conçues pour répondre aux demandes individuelles[2]. Cependant, au courant des apports et manques, l’interprétation devient plus facile :
"If you’re aware of Map Limitations, it’s usually easy to makeup for them. It makes sense to bring as much experience and information as possible to bear on map interpretation. The best navigators are those who augment map information with all the direct “ground truth” they can[3]".
Cette carte possède un biais à une époque où Saint-Pétersbourg cherche à se rebâtir. La force de la source est de montrer Saint-Pétersbourg sous son meilleur angle : une ville planifiée, avec la présence de ses quartiers importants. L’aspect manquant étant qu’elle ne reflète pas l’analyse des témoignages historiques et des voyageurs. Est-ce étonnant ? Non. Cependant, être au courant du contexte de production de la source et de l’environnement de la ville permet une utilisation constructive en ajoutant des données pour donner une carte informative.
Ainsi, ce sont les conditions sanitaires qui interrogent. Si les feux de 1736-1737 provoquent une réforme urbaine, l’inondation de 1824 arrive à un moment moins opportun puisque les fondements de Saint-Pétersbourg sont installés. Comment la représentation d’une cité peut-elle être objective quand, en l’espace de onze ans, une ville subit la crue la plus dévastatrice de son histoire et une épidémie causée par une maladie encore inconnue ? Au regard de la carte, rien ne transparaît quant à d’éventuelles modifications. Le piège est de penser que la situation semble logique et que cette impression de propreté et de netteté soit à l’image du ressenti quotidien. Maurizio Gribaudi, qui analyse, à travers l’utilisation des cartes, les occultations du Paris ouvrier au XIXe, énumère les « maladies » parisiennes à la fin du XVIIIe et oppose deux visions[4] : d’une part, celle d’une bourgeoisie comprenant les maux urbains de Paris, tout en les estimant soignables ; de l’autre, la mise en avant de témoignages littéraires et iconographiques, de personnes côtoyant la cité, beaucoup plus critiques de la situation parisienne. L’application de cette thèse à Saint-Pétersbourg est plausible, au regard de certains aspects. La carte de Savinkov, proche du pouvoir, est une représentation des autorités. De Pierre le Grand à Catherine II, la ville a priorisé une vision élitiste en supprimant le plus possible le caractère rural pour parfaire l’image globale. La réalité est plus complexe : dans les années 1830, la ville connaît entre 30 et 40 incendies par an, l’eau courante n’est pas installée dans les maisons avant 1837, les égouts sont rejetés dans les canaux et, par faute du climat, certains témoignent d’un vieillissement accéléré des bâtiments en à peine vingt ans[5]. Ces quelques exemples ne reviennent pas mettre en cause la réputation de la capitale. Au contraire, à cette époque, Pétersbourg est l’image internationale de la Russie : « la ville fait ainsi office de représentation — gravure ou tableau — et sa réalité supposée devient l’image de la puissance monarchique nationale. Quintessence de l’européanité […] elle la transcende par là même et devient un symbole de la Russie, plus russe et plus antique que toute chose[6] ». Alors, Saint-Pétersbourg se retrouve entre deux visions. Celle d’une ville aux caractéristiques européennes qui en font un joyau et sa réputation dans le monde. Et, de l’autre côté, des problèmes urbains qui s’ajoutent aux catastrophes naturelles. Il est nécessaire de se questionner pour savoir si, comme le suggère la carte de Savinkov, le Saint-Pétersbourg des années 1830 ne ressent plus les conséquences des évènements qui la touchent en 1824 et 1831.
[1]Aleksandre Savinkov, « Plan Peterburga 1835 goda Savinkova», 1835, https://primo.nlr.ru/permalink/f/df0lai/07NLR_LMS010106880. (Consulté le 29 octobre 2019).
[2] A. Jon Kimerling et al., Map Use: Reading, Analysis, Interpretation, Redlands, California, Esri Press, 2016, p. 562.
[3] Ibid.
[4] Maurizio Gribaudi, Paris, ville ouvrière: une histoire occultée, 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014, p.18-19.
[5] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 270.
[6] Ibid., p. 262.
Depuis 1703, les inondations sont des incidents récurrents dans la capitale. Preuve que ces crues sont une histoire ancienne, et moderne, entre 1703 et 1986, la ville fait face à 279 montées des eaux[1]. Si Catherine II, dans sa réforme du centre de Saint-Pétersbourg, allie beauté et protection par l’utilisation du granite, aucun système efficace n’est mis en place pour contrer une inondation de l’ampleur de celle qui survient le 7 novembre 1824. Il est notable de mentionner l’existence d’une protection située sur un territoire à haut risque, soit l’est de l’île Vassilievski. Cette zone, inondée à la moindre montée des eaux, est « protégée » par un mur de terre[2].
Figure 27. Digue protectrice sur l’île Vassilievski.

Dills ajoute que les autorités n’ont pas la volonté d’investir dans cet espace trop à risque. Cette faible protection est à l’image des moyens employés dans cette aire urbaine. Outre les problèmes de la situation basse de l’île, le climat est défavorable. L’inondation de 1824 n’est pas le fait d’un évènement isolé, mais de vents d’ouest et du sud-ouest plus forts qu’à l’accoutumée, rendant le delta plat vulnérable[3]. En résulte une catastrophe sans précédent depuis 1777. Berelowitch et Medvekova précisent que la montée des eaux devient préoccupante à partir de 3-4 pieds (soit environ 1 mètre), sérieuse avec 6 pieds (1,80 mètre), et désastreuse au-dessus de 7-8 pieds. Cette crue a permis l’élévation des eaux à 13 pieds et 7 pouces, soit 4,14 mètres[4].
Figure 28. L’inondation de 1824 d’après l’encyclopédie Brockhaus et Efron.

En 1890, une encyclopédie publie une carte de la ville qui montre les secteurs inondés[5]. Il est remarquable que les trois quarts de la cité soient couverts par la crue. Seuls les quartiers de la Nativité, de la Fonderie, du monastère Alexandre-Nevski et une partie de celui de Moscou sont épargnés. Vyborg et Okhta sont relativement peu touchés même si les côtes subissent une inondation relative. L’île Vassilievski, de Pétersbourg et l’Amirauté, par leur proximité avec le golfe de Finlande et la bouche de la Neva, sont les plus durement impactés. Dans sa thèse, Randall Dills s’appuie abondamment sur les descriptions écrites par les témoins de la catastrophe comme celle de Samuil Aller[6]. Ce qui est intéressant, dans l’œuvre d’Aller, c’est qu’en conclusion il mentionne les rues en indiquant en pieds et en pouces la hauteur qu’atteint l’eau pour chacune d’entre elles[7]. En tout, c’est 325 artères qui sont répertoriées par Aller et, grâce à la légende de Savinkov, 279 sont repérées sur la carte, soit 75 % de celles énoncées par le descripteur. Certaines ont changé de nom et Savinkov n’indique parfois pas les petites ruelles, mais avec trois quarts des rues, il est possible d’avoir une estimation de la situation.
Figure 29. Hauteur de la crue de 1824, par rue, d’après Samuil Aller (du blanc au bleu foncé, soit de 0 à 13 pieds).

Aller, dans son récit, indique le point le plus haut et le plus bas de l’inondation. Dans un souci d’homogénéité, la figure 32 montre le point maximal qu’atteint la crue dans chaque avenue pour analyser l’importance de l’incident. Les données montrent que l’espace le plus impacté est l’île Vassilievski ce qui n’est guère surprenant. Toutefois, la hauteur maximale est répertoriée dans le sud-ouest, dans le quartier Narvskoi avec 13 pieds. Une exception puisque sur les 23 avenues où l’eau est montée au plus haut, 22 sont situées sur les îles Vassilievski et Pétersbourg. Ce qui est dommageable, car en 1804, d’après la carte de Savinkov, les bâtiments de ces arrondissements sont dans une large majorité en bois. Il est peu probable que la situation ait changé en 1824, puisque le développement de ces deux secteurs n’a jamais été une priorité. Il est également remarquable d’observer que les quartiers est ne sont aucunement atteints. Précédemment, nous évoquions les facteurs géographiques de ces espaces qui sont, dès la création de Saint-Pétersbourg, protégés par des collines qui les exemptent des crues. Force est de constater que même l’inondation la plus importante a eu peu d’effet sur ces espaces.
Les quatre quartiers de l’Amirauté sont inondés, mais plus faiblement que ceux du nord, alors que certains lieux sont géographiquement proches de certaines ruelles durement frappées. La crue dépasse sept pieds dans quatre artères de l’Amirauté. Il est possible que l’inondation, venant du nord-ouest, soit moins puissante une fois sur les quais de l’Amirauté. Il ne faut pas minimiser l’importance de la crue dans les quartiers de l’Amirauté, qui est la troisième zone la plus inondé d’après les données. Les espaces influents les plus meurtris sont les lieux économiques comme l’est de Vassilievski et l’Amirauté, où les élites de la capitale y ont leurs maisons.
[1] Robert E. Jones, Bread upon the Waters: The St. Petersburg Grain Trade and the Russian Economy, 1703-1811, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2013, p. 10.
[2] Randall Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », Journal of Urban History, vol. 40, n° 3, mai 2014, p. 488.
[3] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 301.
[4] Ibid.
[5] F.A. Brockhaus et I.A. Efron, Brockhaus and Efron Encyclopedic Dictionary: Volume XXVIIIА (56), St. Petersburg, K.K. Arsen’ev and E.E. Petrushevsky, vol. 86, 1890, p. 304.
[6] Samuil Aller, Opisaníe navodneniya, byvshago v Sanktpeterburge 7 chisla noyabrya 1824 goda, Saint-Petersbourg, Popular Education Department Printing Office, 1826, 270 p.
[7] Ibid., p. 223 à 236.
Si l’inondation de 1824 s’attaque physiquement à Saint-Pétersbourg, plusieurs hypothèses sont possibles sur le degré des dégâts. Si les quartiers de l’Amirauté sont parmi les trois secteurs les plus inondés, les bâtiments sont en majorité construits en pierre qui est plus résistante que le bois, utilisé dans les zones vulnérables comme Vassilievski et l’île de Pétersbourg. Ainsi, après une telle catastrophe, il est plausible de s’attendre à ce que le contexte favorise une transition rapide du bois vers la pierre. Le SIG est utilisé ici pour comprendre comment la cité s’est reconstruite, mais aussi pour repérer les zones qui souffrent de l’inondation de 1824 et de la crise du choléra qui suit.
Figure 30. Pourcentage de bâtiments en pierre par district en 1836.
Veuillez appuyer sur les loupes pour de plus amples informations.

3.36% de bâtiments en pierre.
6.86% de bâtiments en pierre.
15.1% de bâtiments en pierre.
17.17% de bâtiments en pierre .
24.05% de bâtiments en pierre.
30.33% de bâtiments en pierre.
40.07% de bâtiments en pierre.
45.67% de bâtiments en pierre.
46.17% de bâtiments en pierre.
49.48% de bâtiments en pierre.
90.4% de bâtiments en pierre.
92.46% de bâtiments en pierre.
100% de bâtiments en pierre.
Le ministère de l’Intérieur de l’Empire russe compile en 1836 des statistiques sur la capitale impériale[1]. L’Amirauté une, deux et trois se succèdent du nord au sud, alors que la quatrième est localisée à l’ouest de cette presque-île. La première Amirauté a 100 % de son bâti en pierre, tandis que la deux et la trois sont au-dessus de 90 %. Cependant, la situation se détériore dans la quatrième Amirauté puisqu’environ 50 % des édifices sont en bois. Est-ce la conséquence des inondations ? Difficile de l’estimer, mais ce quartier est proche des points névralgiques des crues. De plus, la carte de Savinkov, en 1804, laisse sous-entendre que l’intégralité des constructions de cette zone sont, à l’époque, de pierre et de bois. Donc, il est possible que vers cette transition du 100 % pierre, l’inondation de 1824 ait forcé un statu quo. Ce constat est également valable pour Pétersbourg et Vassilievski. Respectivement, elles ont 6,86 % et 30,33 % des constructions en pierre. À part les trois premières Amirautés, aucun arrondissement ne dépasse les 50 %. Ce qui laisse imaginer qu’en dehors du centre, Saint-Pétersbourg est une ville où le bois prédomine.
Si le cœur semble avoir gardé son apparence esthétique intacte, la situation hygiénique se dégrade. Dans son analyse sur l’insalubrité à Paris, suite à la Révolution française, Maurizio Gribaudi énumère les différents espaces qui peinent à maintenir de bonnes conditions sanitaires : les sols bas, proches de la Seine, les rues étroites, densément peuplées[2]. La carte suivante met en évidence trois espaces insalubres, conséquence d’une variété de facteurs qui rappellent les symptômes de la ville lumière.
Figure 31. Trois espaces insalubres : le quartier des galères, la place St. Isaac, la place Sennaia (de gauche à droite).
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L’île Vassilievski est reconnue comme la zone la plus basse et à risque de subir des crues. Il n’est pas surprenant que le port des galères et son quartier habité fassent partie des zones où les conditions hygiéniques sont les plus instables. Selon Dill, cet endroit, décrit par la carte de 1835 comme identique à ce qu’il était en 1804, est le plus touché par l’inondation de 1824, avec des eaux atteignant seize pieds de haut. Connaissant les caractéristiques géographiques, les autorités, après 1824, souhaitent délocaliser ce quartier sur le terrain de Smolensk, situé au milieu de l’île et inhabité puisqu’un marécage occupe la zone. Les résidents espèrent plutôt de l’aide pour moderniser leurs habitations actuelles et avoir un point d’eau[1]. Ceci montre que les possibilités d’accès à l’eau potable, dans une ville qui en est entourée, restent une difficulté. Aussi, la proposition, rejetée, de déplacer ce quartier est un aveu d’impuissance.
[1] Randall Dills, « The River Neva and the Imperial Façade: Culture and Environment in Nineteenth Century St. Petersburg Russia », Thèse de doctorat (histoire), Urbana, Illinois, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010, p. 61 à 64.
Le long de la rue Sadovaia, se trouve la place Sennaia, dans la troisième Amirauté, qui abrite un marché. Avec Gostinyy Dvor sur la même artère, ils forment le poumon marchand de l’époque. Ces marchés ressemblent à ceux d’Europe qui sont des lieux de sociabilité populaires et pittoresques[1] qui ne jouissent pas toujours de bonnes conditions d’hygiène[2]. Sur la place Sennaia, on peut y retrouver des poissons pourris et puants dans un espace où la boue, constituant les sols, est lourde et spongieuse[3]. Un dessein inquiétant alors que la vaste majorité des habitants y achètent leurs produits. Cet axe commercial, situé dans le ventre de la ville n’est pas devenu insalubre à cause des inondations. Il semble que ce soit une constante et que, selon la saison, les symptômes des mauvaises conditions sanitaires varient. L’hiver ce sont les odeurs de soupes aux choux qui se répandent à travers le quartier, l’été, celles des viandes pestilentielles qui passent la journée au soleil[4]. Cet espace attire les ivrognes qui comblent leur désir de boisson, où les vols sont fréquents et les bordels présents[5]. Lincoln rappelle que ce point névralgique est à quelques mètres de la perspective Nevksi avec ses hôtels, les magasins luxueux et ses lieux de cultes[6]. Sa situation géographique, à la limite de la périphérie, et sa popularité, rend cet espace densément visité par tous types de populations. Ce qui est étonnant, c’est que ce genre de foire, en désordre, soit dans un lieu que les souverains ont tenté de rendre moins rural et planifié au profit de l’élite.
[1] Maurizio Gribaudi, Paris, ville ouvrière: une histoire occultée, 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014, p. 66.
[2] Ibid., p. 27.
[3] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 173.
[4] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 136-137.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
La première pompe à eau est installée en 1827 sur la place St. Isaac, dans la première Amirauté, proche de la Neva[1]. D’ici la fin des années 1820, d’autres stations sont réparties dans différents secteurs de la ville. L’eau pompée forme une sorte de circuit puisqu’elle est utilisée pour plusieurs tâches domestiques : lavage du linge, évacuation du surplus d’eaux usées en cas de crues. Elles sont ensuite rejetées par des canalisations souvent sales et peu entretenues, puis déversées dans la Fontanka, polluant ainsi l’eau des stations[2]. Il existe une alternative pour avoir accès à l’eau courante : les puits. Il en existe plusieurs milliers dans la cité, mais Barabanova et Kraikovski indiquent qu’ils sont proches des cloaques, ce qui rend dangereuse leur utilisation et consommation[3]. La qualité de l’eau partagée au centre est donc une problématique majeure. La ville semble impuissante et n’est pas prête à concéder des investissements illimités pour assainir l’eau. Avant 1824, la cité réfléchit à un nouveau système d’évacuation des égouts directement dans l’estuaire de la Neva au lieu du fleuve[4]. Le projet est abandonné faute de moyens.
[1] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 174.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 270.
Ainsi, si l’inondation n’est pas directement responsable d’une baisse des conditions sanitaires, les espaces précaires se multiplient et le centre, si protégé depuis le début, n’échappe pas à la règle. L’eau, sa distribution et son utilisation sont une problématique qui ne peut que prendre de l’ampleur puisqu’elle est l’un des moyens de transmission du choléra qui frappe la ville en 1831. Cette maladie, originaire d’Asie orientale et connue en 1817, atteint la Russie en 1830 et la capitale française en 1831. À Paris, le choléra fait 18 402 décès en quelques mois et n’épargne aucun quartier[3]. Cependant, un rapport sur le choléra et sa mortalité explique qu’à Paris les victimes se trouvent autant sur des terrains bas, proche des rivières, que dans des espaces élevés et aérés. Le dénominateur commun, selon Gribaudi, est la misère et les problèmes d’approvisionnement en eau[4]. Des symptômes remarquables à Saint-Pétersbourg. En effet, la cité est en piteux état bien que la représentation cartographique laisse entendre un retour à la normale. En effet, l’inondation de 1824 et les crues suivantes prolongent les difficultés avec le difficile pavage des avenues, les quais et les ponts en reconstruction permanente lorsque le choléra atteint la capitale[5].
Figure 32. Le point d’origine de l’épidémie et les hôpitaux dédiés au choléra en 1831 (d’après Barabanova et Kraikovski).
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Le premier patient à être mort de la maladie est répertorié dans le quartier Rojestvenskoi, celui de la Nativité[1]. Cela n’a rien d’étonnant. Si le choléra vient de l’intérieur, alors l’épidémie entre par la Neva, et le quartier Rojestvenskoi est logiquement la première victime. La figure 25 a permis d’établir la création d’un débarcadère à la pointe de ce quartier. Cet espace, qui facilite le débarquement du fret intérieur, est probablement la destination du bateau avec le patient initial qui propage le virus dans la capitale.
[1] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 173.
Barabanova et Kraikovski partagent une carte représentant les hôpitaux qui combattent le choléra[6]. La dispersion des institutions médicales laisse présager que l’épidémie s’est déclarée à travers la ville entière. Le virus frappe vite et fort. Du 14 juin 1831 au 5 novembre 1831, 9 245 personnes sont infectées et 4 757 en succombent[7]. L’arrivée du choléra dans la capitale s’est effectuée de l’intérieur du pays. Comme mentionné auparavant, l’épidémie s’est propagée depuis l’Asie orientale et touche l’Occident à partir des années 1830. Moscou est atteinte cette même année[8]. Le choléra se déplace discrètement et, probablement, par les bateaux de commerce. C’est ainsi que le choléra s’infiltre dans la capitale[8]. Le premier patient à être mort de la maladie est répertorié dans le quartier Rojestvenskoi, celui de la Nativité[9].
[1] Andrey Parfenovich Zablotskiy-Desyatovskiy, Statisticheskiye svedeniya o Sanktpeterburge, Sanktpeterburg, v Guttenbergovoy Tipografii, 1836, 291 p., https://bit.ly/33aZ1F4, (consulté le 17 mars 2020).
[2] Maurizio Gribaudi, Paris, ville ouvrière: une histoire occultée, 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014, p. 26.
[3] Ibid., p. 75.
[4] Ibid., p. 78
[5] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 172-173.
[6] Ibid., p. 173.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[8] Ibid., p. 166.
[9] Ibid p. 173.
Conclusion
Saint-Pétersbourg, à l’orée de la Révolution industrielle est dans un état précaire. Le SIG a montré que les trois-quarts de la capitale subissent l’impact de l’inondation de 1824. Cette forte crue a confirmé les disparités géographiques de la cité, déjà connues au début du XVIIIe siècle. L’est de la ville est protégé par ses caractéristiques territoriales. Toutefois, les points névralgiques sont inondés, mais cela est la responsabilité des autorités qui savent, depuis plus d’une centaine d’années, que les fondations importantes résident dans des espaces à risques.
L’état du bâti après l’inondation semble être similaire à celui du début du siècle. La carte de Savinkov en 1804 représente l’Amirauté comme intégralement en pierre et les arrondissements environnants comme encore partiellement en bois. Les données de 1836 cartographiés donnent une image similaire. À part l’amirauté, aucun des autres districts n’a progressé. Ce statu quo est possiblement une conséquence de l’inondation qui endommage 47 % du bâti, qui demande à être réparé. Et c’est probablement une des raisons de la stagnation d’autres problématiques comme la qualité de l’eau, qui est un problème régulier. L’état de la cité entraîne une exacerbation des péripéties qui en entraînent d’autres, comme la propagation du choléra, qui profite de la mauvaise structuration de Saint-Pétersbourg, pas encore remis physiquement de la crue de 1824. Saint-Pétersbourg, qui s’apprête à voir son économie se transformer par la croissance du capitalisme, est en 1835 dans un état similaire à celui de 1804.
III. Saint-Pétersbourg marquée par le sceau industriel
L’évolution de Saint-Pétersbourg s’inscrit dans le mouvement d’industrialisation russe en révolution. L’économie de l’empire est en pleine transition, de l’agriculture vers le capitalisme manufacturier[1]. Ce mouvement est consacré en 1861 par l’abolition du servage. Au début du XIXe siècle, il existe 1 200 entreprises de plus de 15 ouvriers pour une main-d’œuvre totale comprise entre 100 000 et 200 000 travailleurs. À la veille de la réforme du servage, la Russie compte 2 818 manufactures et un nombre d’employés se situant entre 500 000 et 900 000[2]. L’industrie a ses poches dans l’Oural, Moscou, la Baltique et Saint-Pétersbourg. Il faut relativiser la puissance de ce mouvement puisque la Russie est en retard par rapport à ses concurrents européens et jusqu’à l’abolition du servage, la communauté historienne semble s’entendre sur la stagnation de l’économie russe[3].
Saint-Pétersbourg devient le pôle industriel de la Russie et se spécialise dans la métallurgie et le coton[4]. La production de ce dernier se multiplie par seize au niveau national durant la première moitié du siècle[5]. De nouvelles méthodes de transports facilitent le transfert du fret. D’abord, le bateau à vapeur à la fin du XVIIIe, puis le train au milieu du XIXe. Le premier de chemin de fer est à l’usage de la famille impériale en 1837, mais en 1851, c’est au tour de la ligne Moscou–Saint-Pétersbourg d’être inaugurée[6]. Ces innovations sont autant marquantes pour l’apport au commerce qu’elles représentent le retard de la Russie sur ses rivaux[7]. De surcroît, cet élan manufacturier entraîne une mise en valeur des failles urbaines de la cité.
La question ouvrière devient une réalité dans la capitale russe avec des effectifs évalués à 200 000, familles comprises[8]. Cette classe est accompagnée d’une migration des paysans vers les villes et cela avant la réforme du servage[9]. Cet afflux provoque des difficultés et entraîne un développement de la misère. Plusieurs statistiques soulèvent le problème du logement. En 1840, une commission, mise en place par le tsar, évoque que, dans un ensemble de 199 résidences, on compte 19 personnes par appartement. Mais encore, que pour 1 007 habitations, 411 sont dans un état salubre[10]. Saint-Pétersbourg, où les souverains mettent habituellement l’emphase sur le confort et la beauté pour conquérir l’élite et les faveurs internationales, dérive progressivement de ses principes[11]. Pour mieux observer la manière dont la capitale évolue, il est nécessaire de se questionner sur la base géographique industrielle de la ville. Et de se demander comment les transports, canaux et lois, s’adaptant à la réalité manufacturière, réorganisent l’ordre urbain.
[1] Nicholas V. Riasanovksy, Histoire de la Russie, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 371-373.
[2] Ibid., p. 373.
[3] Ibid., p. 375-377.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 290.
[5] Riasanovsky, op. cit., p. 373.
[6] Ibid., p. 374.
[7] Ibid.
[8] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 287.
[9] Ibid., p. 288.
[10] Ibid., p. 289.
[11] Ibid., p. 293.
Figure 33. H. Overchenko, « Plan de Pétersbourg d’Overchenko», 1852, https://bit.ly/2EL11KH. (Consulté le 28 octobre 2019).

La source utilisée pour analyser cette section présente une particularité. Elle n’est pas une carte descriptive de la capitale. Ce document est une image de la répartition de l’industrie pétersbourgeoise de 1852, faite par Overchenko en 1852[1]. Ainsi, il est possible de classer cette gravure dans la catégorie des cartes qualitatives[2]. Elle centre ses informations sur la localisation des entreprises de la ville et, partage le nom du propriétaire et la spécialisation. Selon les archives, le document indique les manufactures qui bénéficient au marché intérieur et affirme que les entreprises doivent, à terme, être expulsées du centre. La limite du plan est qu’il ne comptabilise pas toutes les industries. Celles en métallurgie sont absentes[3]. Il est supposable, en vertu de la législation obligeant les manufactures à migrer hors du centre-ville, que le document ne voulait pas montrer une non-application des consignes de restriction.
Ce genre de carte ne partage pas une volonté de décrire Saint-Pétersbourg, mais de constater la représentation et la disposition géographique des manufactures. L’objectif de cette section est de comprendre comment la ville s’adapte à la révolution industrielle. La carte d’Overchenko permet d’observer une tendance dans le positionnement des manufactures. L’île de Pétersbourg, et de Vassilievski, sont impopulaires, tout comme le côté de Vyborg, d’Okhta et celui de la Nativité. Les activités se concentrent numériquement dans l’Amirauté et les arrondissements voisins, comme celui de Moscou. Ce dernier qui compte la gare éponyme qui regroupe autour d’elle un nombre important d’industries. Le canal Obvodnyy, disponible au passage des navires depuis les années 1830, est également un axe populaire.
[1] H. Overchenko, « Plan de Pétersbourg d’Overchenko Edition »1852, https://bit.ly/2EL11KH. (Consulté le 28 octobre 2019).
[2] AA. Jon Kimerling et al., Map Use: Reading, Analysis, Interpretation, Redlands, California, Esri Press, 2016, p. 157.
[3] National Library of Russia (2015-2020), NLR, Online Exhibitions [site Web], (Consulté le 28 octobre 2019). https://bit.ly/33d5mQm.
La moitié du XIXe siècle est un moment charnière dans la jeune histoire de Saint-Pétersbourg. La situation est intéressante puisqu’en 1861, l’abolition du servage est censée redéfinir la société russe et imposer un mouvement migratoire. Saint-Pétersbourg, sans anticiper le futur, doit s’adapter à la révolution industrielle tout en intégrant les difficultés géographiques. Cette section vise à mettre en exergue, par le SIG, les nouveautés urbaines, utiles, et les problèmes qui se perpétuent, montrant que le territoire reste une interrogation pour l’administration.
L’apparition d’un pont permanent est une innovation à Saint-Pétersbourg. Cette information est présente dans l’écrit de Robert Harrison[1]. Ce Britannique traverse la Russie pendant presque une décennie au milieu du XIXe siècle. Selon Harrison, un pont de pierre, récemment complété, permet de joindre l’île de l’Amirauté et Vassilievski pendant toute l’année[2]. C’est une innovation qui intervient après 150 ans d’histoire. Une preuve que la Neva et le territoire pétersbourgeois empêchent l’administration de développer la cité à leur guise. La première passerelle permanente lie les mêmes secteurs que le tout premier pont flottant pendant les années 1720. C’est le symbole d’une continuité, puisque ces deux espaces sont toujours les points névralgiques économiques, éducatifs, et sociétaux.
Figure 34. Le premier pont permanent entre l'Amirauté et l'île Vassilievski.

La cohérence de Saint-Pétersbourg s’incarne aussi par des zones influentes et parfois problématiques. Certaines ont le privilège de voir la planification définir leur urbanisme. D’autres sont victimes de leur emplacement géographique. L’exemple de l’ouest de Vassilievski est intéressant. Après la crue de 1824, l’administration consulte les habitants du quartier des galères concernant une relocalisation de cette bourgade, menacée perpétuellement par les inondations.
Figure 35. Le quartier des galères (en rose) et le terrain de Smolensk (en vert).

Les autorités envisagent de déplacer cette banlieue au cœur de l’île, sur le terrain de Smolensk. Les choses n’évoluent guère avec le temps, puisque dans les années 1850, la situation est identique à 1824. L’administration espère toujours convaincre les habitants de s’installer sur le champ vierge, bas, humide et marécageux, avec des canaux sauvages[3] — alors que les riverains privilégient une modernisation. La ville promet de bâtir un lotissement moderne dans le champ et de se doter d’un espace entre les maisons et la mer, permettant ainsi de réfléchir à un projet de protection contre les crues[4]. Ce qui serait nullement efficace, car c’est toute l’île de Vassilievski qui est vulnérable, comme le montre le SIG, et, en 150 ans, jamais l’administration n’a investi spécifiquement dans l’endiguement des crues. Le statu quo ne joue pas en faveur des administrateurs puisque la situation sociale évolue dans le quartier isolé. Plusieurs hommes d’affaires s’installent dans cette zone, initialement pauvre, entre 1850 et 1855, rendant les autorités confuses[5]. Il faut attendre la décennie 1860 pour qu’une décision définitive soit prise sur cet imbroglio. Cette enclave, qui a toujours échappé aux planifications et règles urbaines, fait l’objet d’une modernisation : utilisation de la pierre, du granite, élévation des bâtiments, pavage des rues[6]. Les habitants ont gain de cause, frustrant les autorités qui, en plus d’avoir la difficulté à contrôler les péripéties territoriales, voient la mixité sociale de la population empêcher l’évolution de certaines zones à court terme.
Autre perpétuation au cœur de la cité : l’influence du centre commercial unissant Gostinyy Dvor et la place Sennaia. Celles-ci continuent de marquer les esprits des différents descripteurs. Johann Georg Kohl, écrivain allemand[7], raconte, lors d’un voyage, sa vision de cet espace populaire. Kohl affirme que ce marché est un des plus amusants, non pas pour la qualité des produits vendus, mais pour la population mixte qu’on peut y trouver[8]. À cela, il faut ajouter que cette zone restreinte accueille environ dix mille marchands[9]. Les lumières et feux ne sont pas autorisés par crainte d’incendie, ce qui rend difficilement supportable la froideur hivernale[10]. De son côté, Harrison traverse aussi les artères de Gostinyy Dvor. Son verdict est plus tranché concernant l’emplacement et les visiteurs. Il nomme l’endroit « the Back slums of Petersburg[11] ». Ce qui implique la présence d’une population précaire.
Figure 36. Gostinyy Dvor et la place Sennaia.

Il note l’inégalité urbaine de cet environnement, intrinsèquement humide, comprenant des cours sales avec des maisons principalement en bois, en plus des marchés qui sont vecteurs d’insalubrité. Pour Harrison c’est un quartier pauvre[12]. Cette affirmation est confirmée par Julie Buckler, qui décrit la présence d’un bidonville logeant dix mille personnes entre Sennaia et la Fontanka[13]. Cette interprétation semble s’inscrire avec les problèmes sanitaires que connaît Saint-Pétersbourg dans le premier tiers du XIXe siècle. Cet espace commercial est un point de circulation majeure, limitrophe du riche centre et de la banlieue moins aisée. De surcroît, on soupçonne que de nombreux déchets alimentaires peuvent attirer une population en manque de moyens et certains sans-abris. William Blackwell affirme que l’Amirauté est confrontée à un paradoxe : celui d’avoir les plus belles maisons des puissantes élites gouvernementales et marchandes et les habitations de leurs servants, et autres pauvres, à courte distance[14]. Il semble que ce centre, si protégé jusqu’ici, soit plus hétérogène qu’ils n’y paraissent ; que Gostinyy Dvor, avec Sennaia, forme le point de rencontre singulier des Pétersbourgeois de toute classe.
Non loin du cœur mercantile de la cité se trouve une innovation symbolisant la révolution industrielle : le chemin de fer. Il existe deux gares en 1852 à Saint-Pétersbourg. La première est celle de Tsarkoe Selo, située dans l’ouest du quartier de Moscou. La ligne joint Saint-Pétersbourg au palais d’été du tsar à Tsarkoe Selo à partir de 1837. Techniquement, ce chemin de fer n’est pas le premier en Russie, puisqu’une expérimentation s’effectue durant les années 1830 dans la région de l’Oural[15]. Cependant, la liaison Saint-Pétersbourg-Tsarkoe Selo est une satisfaction dans sa capacité à résister au climat pétersbourgeois[16]. Cette innovation est appelée à se répéter et en 1851 le chemin de fer entre Saint-Pétersbourg et Moscou est complété. La gare Nicolaïevski est positionnée sur la Perspective Nevski, au carrefour de quatre arrondissements : Alexandre-Nevski, Moscou, Litenoi, et Nativité.
Figure 37. La gare Tsarkoe Selo (étoile bleue) et de Nicolaïevski (étoile verte).

Les avantages du train sont multiples : amélioration des communications, transfert de marchandises et d’hommes[17]. Toutefois, c’est l’aspect militaire du déplacement des troupes qui convainc le tsar Nicolas I de se prononcer en faveur de cette entreprise[18]. Bien que le reste de la Russie ne soit pas dotée du rail, la ligne Pétersbourg-Moscou vise à fluidifier les échanges commerciaux et limiter l’isolation de Saint-Pétersbourg. Le transport ferroviaire va continuer sa progression et lier Saint-Pétersbourg à de multiple destination, mais aucune ne sera aussi influente que la ligne avec Moscou[19]. Seule nuance, le développement du chemin de fer à travers le continent européen va avoir l’effet de réduire l’importance des ports au profit du rail[20]. La position géographique de la gare Nicolaïevski, accueillant la ligne de Moscou, est intéressante dans une perspective manufacturière. La proximité avec le canal artificiel Obvodnyy, désormais navigable, peut se révéler utile pour combiner le transport fluvial et ferroviaire.
[1] Robert Harrison, Notes of a Nine Years’ Residence in Russia, from 1844 to 1853: With Notices of the Tzars Nicholas I. and Alexander II, Londres, T.C. Newby, 1855, p. 37-38.
[2] Ibid., p. 37-38.
[3] Randall Dills, « The River Neva and the Imperial Façade: Culture and Environment in Nineteenth Century St. Petersburg Russia », Thèse de doctorat (histoire), Urbana, Illinois, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010, p. 68.
[4] Ibid., p. 68
[5] Ibid., p. 68-69.
[6] Ibid., p. 72 à 75.
[7] Bibliothèque Nationale de France data (2020), BnF data [site Web], consulté le 5 septembre 2020. https://data.bnf.fr/fr/12172629/johann_georg_kohl/.
[8] Johann Georg Kohl, Russia: St. Petersburg, Moscow, Kharkoff, Riga, Odessa, the German Provinces on the Baltic, the Steppes, the Crimea, and the Interior of the Empire, Londres, Chapman and Hall, 1842, p. 49.
[9] Ibid., p. 50.
[10] Ibid.
[11] Harrison, op. cit., p. 35.
[12] Ibid. p. 35
[13] Julie A. Buckler, Mapping St. Petersburg: Imperial Text and Cityshape, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 172-173.
[14] William L. Blackwell, Beginnings of Russian Industrialization, 1800-1860, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 105-106.
[15] Ibid., p. 275.
[16] Ibid., p. 274.
[17] Ibid., p. 279.
[18] Ibid., p. 283.
[19] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 80.
[20] Ibid.
La révolution industrielle est un facteur de dynamisme économique qui peut modifier le visage de la capitale. En 1852, Saint-Pétersbourg a environ 150 ans et la méthode urbaine a peu évolué, privilégiant une planification centrale à une extension naturelle. Le SIG est ici utilisé pour visualiser la distribution des entreprises et pour analyser comment la loi protège le centre-ville.
Figure 38. La zone de restriction industrielle de 1833 et le canal Obvodnyy (ligne jaune).

Une des évolutions structurelles est l’émergence d’une zone de restriction industrielle. Depuis la création de Saint-Pétersbourg, la localisation des manufactures est une problématique. En 1714, une usine de poudre à canon voit le jour au nord de l’île de Pétersbourg, le long de la Karpovka. Mais cette manufacture est jugée dangereuse pour la santé de la population et finit par être délocalisée vers les zones périphériques, sur la rivière Okhta[1]. Devant l’émergence d’une recrudescence industrielle, il est décidé en 1833 d’adopter une législation visant à limiter l’agrandissement des entreprises dans les endroits à forte densité de construction[2]. Bater explique que la capitale russe veut contrôler la croissance industrielle dans l’idée de ne pas provoquer de crise sanitaire. Cependant, il semble qu’une partie de l’élite soit victime de l’industrialisation et se retrouve expulsée vers la périphérie[3]. La ville cherche à garder l’ossature de son centre, mais elle doit s’adapter à l’inexorable montée de l’industrialisation. La zone restrictive est géographiquement intéressante. Elle englobe la partie continentale, au sud, jusqu’au canal Obvodnyy. Elle ne comprend pas Vyborg et Oktha, mais inclut l’est de Vassilievski et le sud de l’île de Pétersbourg. Désormais, les arrondissements Moscou, Narvskoi, Nativité et, en partie, Alexandre-Nevski, sont des secteurs protégés. Ils ont longtemps été considérés comme des espaces où l’administration déplaçait les aspects non conformes aux habitudes de l’élite. Malgré la loi, Bater affirme qu’il est possible de trouver des industries au cœur de la capitale et de grandes tailles.
Figure 39. La répartition des manufactures en 1852 dans la zone de restriction, avec le canal Obvodnyy (ligne jaune) et la gare Nicolaievski (étoile verte).
D'après ames H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 58.


La figure 39 permet d’observer la distribution industrielle de 1852, cartographiée par James Bater[4]. Les arrondissements d’Okhta et de Vyborg comptent, numériquement, peu de manufactures. Constat à relativiser puisque sur Vyborg, on trouve cinq entreprises de coton. Elles sont parmi les plus mécanisés du pays, voire du monde, sans atteindre les niveaux de production de l’Angleterre[5]. Leur concentration étant le résultat des politiques d’urbanisation et de centralisation russes, il est logique de les trouver groupées[6]. Cependant, l’échec de l’implantation d’industries, en périphérie, peut être dû au manque de services municipaux de bases, à cause d’une mauvaise gestion des finances[7]. Ce qui perpétue la réputation négative de cette zone avec les témoignages qui affirment que l’hiver, les loups jonchent les rues et que Vyborg est un endroit sauvage accueillant très peu d’habitants[8]. Ceci vaut également pour l’île de Pétersbourg — certes, à l’intérieur de la zone de restriction, mais où peu de manufactures s’établissent.
Visuellement, l’influence de la gare Nicolaievski et du canal Obvodnyy est massive puisqu’autour de ces axes de locomotions, s’installent des entreprises de toutes sortes. Selon Bater, s’établir entre le canal Obvodnyy et la nouvelle gare permet de minimiser les coûts et de s’offrir une proximité avec les deux moyens de transport de l’époque[9]. L’accès au canal ouvre une perspective internationale, car par la Baltique, c’est l’Occident qui est joignable. Par le train, c’est la possibilité d’atteindre les provinces et régions intérieures de la Russie. À moyen terme, ces perspectives ne connaissent pas un succès massif. Cela est dû à divers évènements contextuels. Le chemin de fer met en exergue l’isolation de Saint-Pétersbourg. Alors que le transport ferroviaire permet une croissance des exportations dans les années 1860, le réseau du rail, encore embryonnaire, limite les effets de la distribution qui s’effectue à l’intérieur plus qu’à l’international[10]. Même l’industrie maritime observe un ralentissement. La saison navigable étant courte à Saint-Pétersbourg, elle est réduite à importer à haut volume des produits de faible valeur comme gravier, sable, bois, pierre, plutôt que des grains désormais transportés par rail. De plus, l’économie russe se libéralise et connaît des crises dans les années 1870 et 1880, ralentissant fortement la croissance. L’impact de ces nouveautés est donc à nuancer, puisque si les industries s’établissent dans les secteurs des axes de transport, ce phénomène stagne à moyen terme, ce qui risque d’en réduire les effets. Cependant, il est probable que la multiplication du nombre de manufactures dans cette zone provoque une migration des habitants venus chercher des services absents dans d’autres périphéries. Il reste que l’isolation géographique de Saint-Pétersbourg et son climat handicapent la cité malgré des tentatives d’adaptation dont la réussite est soumise aux conjonctures économiques.
[1] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 41.
[2] Ibid., p. 58.
[3] Ibid., p. 60.
[4] Ibid., p. 59.
[5] William L. Blackwell, Beginnings of Russian Industrialization, 1800-1860, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 43.
[6] Ibid.
[7] Bater, op. cit., p. 80 à 81.
[8] Ibid., p. 80.
[9] Ibid., p. 107.
[10] Ibid., p. 142.
La révolution industrielle a peu d’impact sur le visage de Saint-Pétersbourg, selon Berelowitch et Medvekova. La confirmation de cette thèse s’identifie par une prolongation de certaines caractéristiques, que ce soit la zone commerciale au centre, la non-résolution de l’espace d’habitation sur Vassilievski. Toutefois, sans changer le paradigme urbain, le SIG permet d’identifier l’émergence d’innovations technologiques qui dynamisent des sections jusque-là confinées à jouer un rôle sporadique. C’est le cas du sud de la cité, qui devient le carrefour des marchandises. L’alliance du train et du bateau attire un nombre important de manufactures à court terme le long du canal Obvodnyy. Avec la multiplication des transports, cette zone devient un espace compétitif susceptible de changer le paradigme urbain. Jusqu’en 1852, l’axe Amirauté et Vassilievski est l’espace commercial de Saint-Pétersbourg. L’arrivée de la gare Nicolaïevski et du canal Obvodnyy change la dynamique géographique commerciale de la capitale.
Cette émergence des quartiers sud ne cache pas le peu d’actions d’envergure dans le nord de Saint-Pétersbourg. Les investissements sont au ralenti dans ces sections qui sont, pour Pétersbourg et Vassilievski, des zones à risque. Ce dernier arrondissement a toutefois de nombreuses manufactures mais l’émergence du ferroviaire aux dépens du transport maritime pourrait réduire son influence. De surcroît, l’administration stagne dans la résolution de la délocalisation du quartier des galères, alors que l’inondation de 1824 a définitivement réduit les perspectives urbaines et économiques de l’île de Pétersbourg.
Si l’amorce du XXe siècle est marquée, en Russie, par des tentatives de révolutions, c’est qu’une montée des tensions a eu lieu. Saint-Pétersbourg est au centre des enjeux qui dépassent le simple cadre urbain. Lorsque les grandes réformes de 1861 sont effectuées, cet élan appelle à de nouvelles modifications sociétales[1]. Comme le mentionne Riasanovski, « de plus en plus, l’histoire russe finit par être dominée par le conflit opposant la droite gouvernementale à la gauche radicale[2] ». Cette idée est propagée par le développement de Saint-Pétersbourg et ses description cartographiques qui poussent à l’unicité de la ville. En réalité, depuis le début, Saint-Pétersbourg représente cette division qui ne fait que croître en Russie : la centralisation des élites et la mise en périphéries des autres pans de la société considérés comme inférieurs. Ce n’est pas un schéma étranger à certains pays européens, mais force est de constater que cette vision perdure en Russie plus qu’ailleurs.
L’entrée de l’empire dans la course aux capitaux, en plus d’entreprendre des réformes, vient dynamiter la société. Les années 1860 et 1870 sont des périodes où l’esprit révolutionnaire germe à travers les intellectuels et entraîne une recrudescence des violences particulièrement dans la capitale russe[3]. Cette dernière est victime d’un effet boule de neige auquel elle n’est pas préparée. La croissance démographique par exemple. Entre 1864 et 1890, Saint-Pétersbourg passe d’environ un demi-million d’habitants à un million. Cette croissance n’est pas le fruit des naissances, mais d’un exode rural. Un recensement indique que 70 % de la population est né en dehors de la capitale[4]. De surcroît, en 1885, pour la première fois, la ville constate que le nombre de naissances dépasse celui des décès[5]. Ce facteur est imputable à la baisse de la mortalité, qui reste pourtant l’un des plus élevés des villes occidentales et russes. Si ce phénomène perdure plus qu’en Europe de l’Ouest, c’est que la situation sanitaire est problématique, notamment en banlieue. Lorsque l’eau potable est devenue disponible, le centre en a profité, alors même que la périphérie n’avait pas ce privilège[6]. La ville a toujours été cohérente dans l’idée d’axer ses efforts sur la consolidation de son élite.
La capitale, qui suit un développement habituel pour une cité russe, n’est pas une aire urbaine réputée pour sa rapidité d’expansion[7]. Elle fait moins bien que certaines villes comme Bakou, Kiev ou Tachkent. D’ailleurs, Saint-Pétersbourg ne s’élargit pas pendant la seconde moitié du XIXe[8]. Ces problèmes géographiques et une migration incontrôlée doivent entraîner des disparités en termes de logement et de conditions sanitaires. La révolution industrielle, innovatrice, joue un rôle mitoyen au cœur de cette adaptation. La mobilité collective, par exemple, va s’accroitre considérablement de 1867 à 1899, mais reste en deçà des standards d’une ville importante[9]. Ce contexte pose quelques interrogations. Comment le transport se distribue à travers la cité ? Est-ce que l’histoire géographique continue de guider la politique urbaine ? Dans quels espaces la population s’est-elle le plus concentrée ?
[1] Nicholas V. Riasanovksy, Histoire de la Russie, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 410-411.
[2] Ibid., p. 412.
[3] Ibid., p. 414-415.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, 479 p. 339.
[5] Ibid., p. 337.
[6] Daniel R. Brower, The Russian City Between Tradition and Modernity, 1850-1900, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 135.
[7] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 336-337.
[8] Ibid., p. 340.
[9] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, 469, p. 273.
Figure 41. Alfred Fyodorovich Marcks, « Plan goroda S. Peterburga, sostavlennyy po noveyshim ofitsial’nym istotchnikam », Saint-Pétersbourg, 1894, https://bit.ly/2HzCdqp. (Consulté le 29 octobre 2019).

La source est une carte publiée en 1894 par Adolf Fyodorovich Marcks. Cette carte est disponible dans la banque de données de la BNR[1]. Marcks est un éditeur allemand qui participe, dans les années 1870, à l’élaboration des premières revues pour les classes ouvrières urbaines avec Niva, fondée en 1870[2]. Il est arrivé en Russie suite à l’émancipation de 1861 et comprend que le pays manque d’une couverture culturelle régulière. La ligne éditoriale est familiale, neutre politiquement, et connaît un succès dans le partage d’informations littéraires à travers l’empire[3]. La revue de Marcks est précurseur en utilisant des illustrations tirées de techniques nouvelles. Elle est aussi rendue populaire par le faible coût de l’hebdomadaire[4]. La carte de Marcks est issue d’un document qui inclut un prix et même de la publicité en conclusion. Il est envisageable que cette carte soit publiée dans le magazine de Marcks. La BNR n’indique pas que le travail de Marcks entre dans le cadre d’une commande gouvernementale. La source est donc idéologiquement indépendante des souhaits du régime et concorde avec le contexte d’ouverture de la littérature dans la société russe.
La carte comprend une légende qui situe les églises, les bâtiments d’États publics, les bâtiments privés et casernes de pompiers, les monuments, les jardins, les cimetières, les potagers, les buissons, les prairies, les marécages et les zones sableuses, mais aussi les chemins de fer, le tramway à cheval, le transport par bateau, les limites de la cité et des districts. Il y’a donc une diversification des éléments représentés. La source s’apparente à une carte informative. Elle se rapproche de ce que Monmonier appelle les « Zoning Maps[5] ». Ces zones décrivent les différents espaces qui sont réservés à certains types d’activités, ce qui donne une variété d’informations sur l’utilisation, ou non, des sols. Ce type de document est habituellement réalisé pour plaire à un conseil municipal, ce qui n’est pas le cas de Marcks pour autant.
[1] Alfred Fyodorovich Marcks, « Plan goroda S. Peterburga, sostavlennyy po noveyshim ofitsial’nym istotchnikam », Saint-Pétersbourg, 1894, https://bit.ly/2HzCdqp.
[2] Jeffrey Brooks, When Russia learned to read : literacy and popular literature, 1861-1917, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 111-113.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 130 et 163.
[5] Mark Monmonier, How to Lie with Maps, Third Edition, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 86.
La distribution du transport
De l’assertion de Bater, expliquant que les industries ne s’installent pas en périphérie à cause du manque des services municipaux de base, l’étude des transports de Saint-Pétersbourg, à la fin du XIXe siècle, prend tout son sens. Dans son ouvrage, sur l’urbanisme russe dans la seconde partie du XIXe, Daniel Brower évoque l’importance de la révolution de la mobilité. Elle a le pouvoir de mettre un terme à l’isolation commerciale et culturelle de certaines villes éloignées[1]. Cette thèse est-elle adaptable à l’échelle de Saint-Pétersbourg ? Probablement, car la capitale russe possède des zones coupées pour des raisons géographiques. Or, la logistique peut permettre de redynamiser certains quartiers. Lorsque la mobilité est empêchée par le manque de possibilité, les travailleurs ont probablement tendance à réduire les distances et à vivre proches de leur profession, comme c’est le cas dans les années 1860[2].
Figure 41. Le réseau de transport en 1894 (La ligne orange : réseaux de cheval-tramway ; ligne violette, réseau fluvial ; points roses, les gares ; ligne jaune, canal Obvodnyy).

Le transport est en phase de transition au milieu des années 1890. Le système de « horse trams[3] » connaît un succès relatif dans les années 1860 — le tramway électrique n’existe pas avant le XXe siècle dans la capitale russe[4]. Durant les années 1870, la ville délègue à des compagnies privées la gestion des transports. Ces dernières développent de nouvelles lignes et le trafic augmente rapidement[5]. Le nombre de passagers annuel croît de moins de deux millions, en 1865, à 85 millions, en 1898. Au milieu des années 1890, la cité compte 114 kilomètres de réseau, dans la zone urbaine, pour 1 200 000 habitants. À la même période, à Toronto, le réseau s’étend aussi sur 114 kilomètres pour déplacer les 144 000 Torontois[6]. À Saint-Pétersbourg, les moyens de locomotions sont en retard. Les Pétersbourgeois sont mécontents de la stagnation des projets. La ville, alors que les contrats des compagnies s’achèvent, en achète certaines, mais échoue à obtenir la totalité[7]. La gestion du transport est partagée entre l’administration municipale et des entreprises privées. Le quadrillage de la mobilité est révélateur des points importants de Saint-Pétersbourg. La partie continentale, incluant l’Amirauté et les quartiers limitrophes, est la principale bénéficiaire de la densité du réseau, en plus de pouvoir s’appuyer sur le transport fluvial à travers les canaux. De surcroît, le sud de Saint-Pétersbourg compte quatre des cinq gares de la capitale et participe à l’afflux de passagers qui, venues de toute la Russie, s’installent dans les arrondissements voisins[8]. Ce phénomène ne s’observe pas à Vyborg. Le chemin de fer n’est pas lié aux autres gares de la cité avant le nouveau siècle et peu de personne et d’industries l’empruntent rendant sa présence insignifiante[9].
Il est notable que le canal Obvodnyy joue le rôle de frontière, non officielle, du réseau de tram qui se poursuit légèrement vers des enclaves isolées. Oktha est aussi en périphérie, mais elle ne bénéficie d’aucune ligne. Les habitants de ce district doivent se déplacer à Vyborg pour accéder au tramway ou prendre le ferry et atteindre l’arrondissement de la Nativité, également peu desservi. Il est moins étonnant de constater que le quartier de Pétersbourg soit moyennement quadrillé par le réseau. Il est pensable que le manque de développement des quartiers comme Pétersbourg, mais aussi l’île Vassilievski, soit la conséquence du retard prît par la modernisation. Cette thèse est celle de Berelowitch et Medvekova. Pour eux, Saint-Pétersbourg est en retard comparativement à Kiev et Moscou[10]. Ils expliquent que la modernisation par le transport, la construction de pont et l’arrivée de l’électricité désenclavent les sections isolées de la cité. Cela ne veut pas pour autant dire que ces secteurs deviennent dynamiques. L’aspect géographique est souvent relativisé dans l’historiographie pétersbourgeoise. Si elle a une grande influence au début du XVIIIe siècle, son rôle est sous-évalué, suite à l’inondation de 1824, dans le retard de la cité pour s’adapter à la révolution des transports. Les enjeux territoriaux ont une influence importante dans les projets de la cité et l’on peut identifier un changement de paradigme. Longtemps le centre a concentré les évolutions contrairement à la périphérie. C’est désormais une dualité nord-sud qui définit le dynamisme de la capitale.
Dans cette révolution du transport, on constate également la création d’un chenal dans le Golfe de Finlande. Il doit permettre aux navires à fort tonnage d’amarrer dans la capitale plutôt qu’à Kronstadt[11]. Une initiative réfléchie depuis Pierre le Grand, mais réalisée qu’à partir de 1870.
Le projet du chenal, utopique, puisque pensé depuis les débuts de la cité, répond à une crise des échanges. La part de Saint-Pétersbourg dans le commerce extérieur est passée de 38 % en 1856 à 17 % en 1897[12]. Cela s’explique par l’accroissement du trafic ferroviaire au détriment des ports. De plus, Saint-Pétersbourg, par son emplacement et son climat n’est plus une destination privilégiée et l’atteindre demeure compliqué. La création du chenal doit faciliter l’accès au port, qui requiert des moyens importants : la route Londres-Kronstadt demande des coûts inférieurs au passage Kronstadt-Pétersbourg[13]. L’ouverture du chenal s’accompagne d’une réorganisation urbaine.
Figure 43. Le renouveau portuaire. L’ancien (au nord) et le nouveau (au sud) port avec le chenal de la baie (en bleu), accessible par le canal Obvodnyy (en jaune).
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Le chenal atteint les 100 mètres de profondeur grâce à l’extraction de 9 300 000 mètres cubes de terre sur 32 kilomètres pour faciliter l’accès à la ville[1]. Les travaux sont terminés en 1885. À la fin du siècle, le chenal n’est plus assez profond, à cause du déplacement naturel des sables marins, et l’escale à Kronstadt reste en vigueur[2]. Preuve que les projets sont vulnérables aux phénomènes climatiques et géographiques.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 348.
[2] Ibid.
L’ancien débarcadère sur l’île Vassilievski est un syndrome de la lenteur administrative. Les marchandises, une fois sur Kronstadt, sont acheminées vers cet espace de stockage. Elles y restent en moyenne dix jours avant de passer le contrôle des douanes pourtant sur la même île[1].
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 347.
L’apparition du chenal s’accompagne d’un nouveau port au sud-ouest. Le projet est financé par des investisseurs extérieurs puisque l’État est réticent au développement de ce projet qui demande le déplacement de terres[1]. Il semble que le port soit en quelque sorte artificiel, mais il possède des caractéristiques pertinentes : il contient des digues protectrices, il est joint par le chemin de fer à la gare qui mène à Moscou, et est connecté au canal Obvodnyy. Ce qui en fait une plateforme dynamique et utilitaire. Preuve de l’incertitude des administrateurs de Saint-Pétersbourg, lors de l’inauguration, il n’y a pas de maisons proches pour les ouvriers ni de pont donnant accès au complexe[2]. Bater affirme que les demi-projets sont la règle dans la capitale. Un jugement sévère lorsque l’on constate les efforts employés dans la réalisation du chenal. Mais il est vrai que les initiatives urbaines sont à la merci des administrations hésitantes, qui agissent en fonction des problématiques contextuelles, économiques et géographiques.
[1] Kirill B. Nazarenko et Maria A. Smirnova, « St. Petersburg Port through Disasters: Challenges and Resilience », Journal of Urban History, décembre 2019, p. 5 à 6.
[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 298.
[1] Daniel R. Brower, The Russian City Between Tradition and Modernity, 1850-1900, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 47.
[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 139.
[3] Ibid., p. 271.
[4] Ibid., p. 270.
[5] Ibid., p. 271 à 273.
[6] Ibid., p. 273.
[7] Ibid., p. 273
[8] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 341.
[9] Bater, op. cit., p. 123.
[10] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 346.
[11] Ibid., p. 348.
[12] Ibid., p. 347.
[13] Ibid.
Depuis la fondation de la capitale, les zones d’habitations n’évoluent guère. Au regard du document de Marcks, on constate qu’Obvodnyy forme une frontière non officielle de l’aire urbaine. Après le canal, on trouve peu de bâtiments, malgré l’espace libre. Il est d’ailleurs étonnant de remarquer qu’à la création de la cité, le futur emplacement du cours d’eau artificiel est proche du quartier de l’Amirauté et au niveau du monastère Alexandre-Nevski. Saint-Pétersbourg est donc une ville relativement peu étendue.
Figure 43. Le canal Obvodnyy sur la carte de Bush (1721).

Le centre-ville est intégré à l’intérieur de la Fontanka. L’espace situé entre ce dernier canal et le futur Obvodnyy forme une languette étroite jusqu’au monastère Alexandre Nevski. Une zone relativement peu étendue pour une aire urbaine dont la population croît rapidement. Il est envisageable que la périphérie, à cause de la croissance démographique, subisse des effets de surpeuplement entre la Fontanka, et le canal artificiel.
Figure 42. Surpeuplement, en pourcentage, des appartements avec 10 habitants ou plus par chambre, 1882-1896.
D'après James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 349.


S’il faut relativiser la notion de surpeuplement à Saint-Pétersbourg, le canal Obvodnyy est une zone densément peuplée. Ce n’est pas le cas des quartiers historiques, excepté autour de la place Sennaia qui est pauvre et construite sans coordination. Cette zone est la plus surpeuplée de la cité à la fin du XIXe. La croissance naturelle de ce quartier est possiblement une caractéristique des espaces périphériques où sont rejetés, depuis les débuts de la cité, les problèmes que l’élite préfère ignorer.
Figure 43. La croissance démographique des arrondissements (bleus) durant les années 1890.
D'après Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 340.

Durant les années 1890, les quartiers périphériques observent une croissance démographique[1]. Précédemment, entre 1860 et 1880, les arrondissements historiques connaissent une augmentation de la population provoquée par le flux de l’abolition du servage en 1861. Lorsqu’elles ont atteint leur capacité maximale, la croissance migratoire s’est déplacée vers l’extérieur. Dans la périphérie, la planification a une influence moindre et l’hypothèse est que la croissance de la population, dans un espace restreint, impacte les conditions sanitaires. Un espace de progression naturelle depuis la création de la cité et qui, à la fin du siècle, possède trop d’habitants comparativement au nombre de logement. Le développement non planifié provoque possiblement une réduction des superficies des résidences, qui sont probablement plus petites dans les quartiers précaires. Pourtant, la source de Marcks perpétue la logique d’uniformité : dans la taille des édifices entre le centre et la périphérie. Promouvant une sensation d’ordre à l’intérieur des étroites rues de la cité qui ne laissent rien paraître de certains problèmes sanitaires. Toutefois, la carte ne permet pas d’observer un phénomène physique : la taille des immeubles. Vers la fin du XIXe, dans un souci d’exploitation des terrains, les bâtiments prennent de la hauteur et atteignent régulièrement quatre à cinq étages, principalement en périphérie[2]. La seule réglementation est de ne pas dépasser le palais d’hiver et ses 22 mètres. La ville dans les années 1890 ne régit plus la planification de la cité qui devient naturelle[3]. Ainsi, la multiplication de ces types de bâtiments accentue l’effet de surpopulation des secteurs extérieurs. Comment justifier alors qu’en pleine capacité, les édifices centraux ne connaissent pas le phénomène de surpopulation ? Historiquement, l’Amirauté et les autres quartiers environnants ont fait l’objet d’une polarisation des projets, qu’il s’agisse de la prévention des incendies, de la qualité des constructions, de l’aménagement des rues. Même si le gouvernement ne prétend plus gérer l’urbanisme à la fin du siècle, les bases de la planification sont inscrites dans ces arrondissements et, malgré une occupation maximale, ces zones sont protégées de la surpopulation. Alors, Saint-Pétersbourg perd son unité à l’époque où Paris, dans un souci de confort d’hygiène et de circulation, a déjà réformé la ville en multipliant des rues du même type que la perspective Nevski. En laissant la périphérie grandir anarchiquement, la municipalité prend le risque de perdre le contrôle de l’état sanitaire de la cité dans une période de croissance démographique. James Bater, dans une série de cartes, fait le point sur les conditions hygiéniques de la capitale.
Figure 44. Appartements avec eau courante(1882-1896).
D'après James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 347.


Les figures 44 et 45 sont deux représentations sanitaires de James Bater concernant la distribution de l’eau et la possession de toilette dans les appartements. L’historien note que la disparité entre le centre de la ville et la banlieue existe et que l’accroissement de la population n’a pas altéré ces différences[4]. Pour Bater, la faible présence de certains services dans les zones extérieurs s’accompagne d’autres facteurs révélant les manques hygiéniques des bordures extérieures : le taux de décès, la mobilité des maladies épidémiques alors que le choléra circule toujours[5].
Si les différences entre le centre-ville et Obvodnyy sont visibles, mais relatives, les zones de Vassilievski, Pétersbourg et Vyborg sont les plus défavorisées. Si ces zones ne ressentent pas les effets du surpeuplement, c’est que les industries ne s’y établissent pas, que les risques d’inondation persistent, que la mobilité par les transports en commun est inférieure et les services comme l’accès à l’eau et la possession de toilettes sont faibles. Le seul district à maintenir un standard est la partie est de Vassilievski. Zone influente grâce aux institutions présentes, cet espace a les mêmes caractéristiques que l’Amirauté et ne subit pas les maux habituels de la périphérie pétersbourgeoise.
Figure 48. Appartements avec toilettes (1882-1896).
D'après James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 346.


Les conditions sanitaires de la capitale suivent les lignes urbaines tracées précédemment. Le centre jouit de tous les avantages que l’on peut attendre après deux siècles de planification dans les secteurs de l’Amirauté et ses environs. Que le sud de la cité, en amont du canal Obvodnyy, profite de sa proximité avec les zones privilégiées pour obtenir des services municipaux de base, mais en subissant un accroissement de la population qui s’installe dans ces arrondissements dynamiques par la présence d’un nouveau port et de gares.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 340.
[2] Ibid., p. 375 à 377.
[3] Ibid., p. 375.
[4] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 344.
[5] Ibid., p. 344.
Conclusion
Au crépuscule du XIXe siècle, Saint-Pétersbourg semble divisée en deux. Le SIG confirme l’imperméabilité du centre qui a atteint sa capacité de population sans en ressentir l’impact. Et la banlieue sud, qui connaît un boom démographique, en subissant un manque relatif de services probablement à cause de la surpopulation. C’est sur ce point que la carte de Marcks montre ses limites. Dans l’unification symbolique de toute la cité, la source manque le développement naturel des édifices en bordure extérieure, qui montent en hauteur et logent des familles nombreuses. L’utilisation du SIG a permis de s’interroger sur la faible croissance territoriale, par rapport à la population, de la capitale. Le boom démographique, périphérique, croît en coordination avec les bâtiments. Ce qui explique, en partie, le fait que la ville ne s’étende pas plus loin que le canal Obvodnyy.
Dans les enclaves précaires de Vassilievski et Pétersbourg, le SIG a démontré que leur géographie à risque est probablement le facteur qui empêche depuis plus d’un siècle de voir la population et les manufactures croitre et, par défaut, d’accéder à des services essentiels. L’historienne Julie Buckler cite revues et observations qui font état, dans les décennies 1880-1890, des problèmes de misère qui gangrène certaines zones marginales[1]. Donc, les arrondissements extérieurs vivent dans des conditions bien inférieures à ceux du centre. Géographiquement, les espaces menacés par les inondations sont dans des situations précaires et ont un accès réduit à une eau de qualité et aux transports. Pour les quartiers au sud de la cité, qui sont dans une pauvreté relative, le principal handicap se situe dans la surpopulation. Elle mène à la désorganisation, puisqu’on ne cherche pas à étendre, mais à profiter de toute la superficie disponible pour bâtir. Le manque de coordination, non représenté dans la carte de Marcks, diminue les effets de surpopulation qui ralentissent le développement territorial.
[1] Julie A. Buckler, Mapping St. Petersburg: Imperial Text and Cityshape, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 176 à 179.