Saint-Pétersbourg marquée par le sceau industriel (1852-1894)
Une politique urbaine au service de l’industrie
L’inexorable développement manufacturier
L’évolution de Saint-Pétersbourg s’inscrit dans le mouvement d’industrialisation russe en révolution. L’économie de l’empire est en pleine transition, de l’agriculture vers le capitalisme manufacturier[1]. Ce mouvement est consacré en 1861 par l’abolition du servage. Au début du XIXe siècle, il existe 1 200 entreprises de plus de 15 ouvriers pour une main-d’œuvre totale comprise entre 100 000 et 200 000 travailleurs. À la veille de la réforme du servage, la Russie compte 2 818 manufactures et un nombre d’employés se situant entre 500 000 et 900 000[2]. L’industrie a ses poches dans l’Oural, Moscou, la Baltique et Saint-Pétersbourg. Il faut relativiser la puissance de ce mouvement puisque la Russie est en retard par rapport à ses concurrents européens et jusqu’à l’abolition du servage, la communauté historienne semble s’entendre sur la stagnation de l’économie russe[3].
Saint-Pétersbourg devient le pôle industriel de la Russie et se spécialise dans la métallurgie et le coton[4]. La production de ce dernier se multiplie par seize au niveau national durant la première moitié du siècle[5]. De nouvelles méthodes de transports facilitent le transfert du fret. D’abord, le bateau à vapeur à la fin du XVIIIe, puis le train au milieu du XIXe. Le premier de chemin de fer est à l’usage de la famille impériale en 1837, mais en 1851, c’est au tour de la ligne Moscou–Saint-Pétersbourg d’être inaugurée[6]. Ces innovations sont autant marquantes pour l’apport au commerce qu’elles représentent le retard de la Russie sur ses rivaux[7]. De surcroît, cet élan manufacturier entraîne une mise en valeur des failles urbaines de la cité.
La question ouvrière devient une réalité dans la capitale russe avec des effectifs évalués à 200 000, familles comprises[8]. Cette classe est accompagnée d’une migration des paysans vers les villes et cela avant la réforme du servage[9]. Cet afflux provoque des difficultés et entraîne un développement de la misère. Plusieurs statistiques soulèvent le problème du logement. En 1840, une commission, mise en place par le tsar, évoque que, dans un ensemble de 199 résidences, on compte 19 personnes par appartement. Mais encore, que pour 1 007 habitations, 411 sont dans un état salubre[10]. Saint-Pétersbourg, où les souverains mettent habituellement l’emphase sur le confort et la beauté pour conquérir l’élite et les faveurs internationales, dérive progressivement de ses principes[11]. Pour mieux observer la manière dont la capitale évolue, il est nécessaire de se questionner sur la base géographique industrielle de la ville. Et de se demander comment les transports, canaux et lois, s’adaptant à la réalité manufacturière, réorganisent l’ordre urbain.
[1] Nicholas V. Riasanovksy, Histoire de la Russie, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 371-373.
[2] Ibid., p. 373.
[3] Ibid., p. 375-377.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 290.
[5] Riasanovsky, op. cit., p. 373.
[6] Ibid., p. 374.
[7] Ibid.
[8] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 287.
[9] Ibid., p. 288.
[10] Ibid., p. 289.
[11] Ibid., p. 293.
Une cartographie de la situation industrielle
Figure 33. H. Overchenko, « Plan de Pétersbourg d’Overchenko», 1852, https://bit.ly/2EL11KH. (Consulté le 28 octobre 2019).
La source utilisée pour analyser cette section présente une particularité. Elle n’est pas une carte descriptive de la capitale. Ce document est une image de la répartition de l’industrie pétersbourgeoise de 1852, faite par Overchenko en 1852[1]. Ainsi, il est possible de classer cette gravure dans la catégorie des cartes qualitatives[2]. Elle centre ses informations sur la localisation des entreprises de la ville et, partage le nom du propriétaire et la spécialisation. Selon les archives, le document indique les manufactures qui bénéficient au marché intérieur et affirme que les entreprises doivent, à terme, être expulsées du centre. La limite du plan est qu’il ne comptabilise pas toutes les industries. Celles en métallurgie sont absentes[3]. Il est supposable, en vertu de la législation obligeant les manufactures à migrer hors du centre-ville, que le document ne voulait pas montrer une non-application des consignes de restriction.
Ce genre de carte ne partage pas une volonté de décrire Saint-Pétersbourg, mais de constater la représentation et la disposition géographique des manufactures. L’objectif de cette section est de comprendre comment la ville s’adapte à la révolution industrielle. La carte d’Overchenko permet d’observer une tendance dans le positionnement des manufactures. L’île de Pétersbourg, et de Vassilievski, sont impopulaires, tout comme le côté de Vyborg, d’Okhta et celui de la Nativité. Les activités se concentrent numériquement dans l’Amirauté et les arrondissements voisins, comme celui de Moscou. Ce dernier qui compte la gare éponyme qui regroupe autour d’elle un nombre important d’industries. Le canal Obvodnyy, disponible au passage des navires depuis les années 1830, est également un axe populaire.
[1] H. Overchenko, « Plan de Pétersbourg d’Overchenko Edition »1852, https://bit.ly/2EL11KH. (Consulté le 28 octobre 2019).
[2] AA. Jon Kimerling et al., Map Use: Reading, Analysis, Interpretation, Redlands, California, Esri Press, 2016, p. 157.
[3] National Library of Russia (2015-2020), NLR, Online Exhibitions [site Web], (Consulté le 28 octobre 2019). https://bit.ly/33d5mQm.
Continuité et innovation
La moitié du XIXe siècle est un moment charnière dans la jeune histoire de Saint-Pétersbourg. La situation est intéressante puisqu’en 1861, l’abolition du servage est censée redéfinir la société russe et imposer un mouvement migratoire. Saint-Pétersbourg, sans anticiper le futur, doit s’adapter à la révolution industrielle tout en intégrant les difficultés géographiques. Cette section vise à mettre en exergue, par le SIG, les nouveautés urbaines, utiles, et les problèmes qui se perpétuent, montrant que le territoire reste une interrogation pour l’administration.
L’apparition d’un pont permanent est une innovation à Saint-Pétersbourg. Cette information est présente dans l’écrit de Robert Harrison[1]. Ce Britannique traverse la Russie pendant presque une décennie au milieu du XIXe siècle. Selon Harrison, un pont de pierre, récemment complété, permet de joindre l’île de l’Amirauté et Vassilievski pendant toute l’année[2]. C’est une innovation qui intervient après 150 ans d’histoire. Une preuve que la Neva et le territoire pétersbourgeois empêchent l’administration de développer la cité à leur guise. La première passerelle permanente lie les mêmes secteurs que le tout premier pont flottant pendant les années 1720. C’est le symbole d’une continuité, puisque ces deux espaces sont toujours les points névralgiques économiques, éducatifs, et sociétaux.
Figure 34. Le premier pont permanent entre l'Amirauté et l'île Vassilievski.
La cohérence de Saint-Pétersbourg s’incarne aussi par des zones influentes et parfois problématiques. Certaines ont le privilège de voir la planification définir leur urbanisme. D’autres sont victimes de leur emplacement géographique. L’exemple de l’ouest de Vassilievski est intéressant. Après la crue de 1824, l’administration consulte les habitants du quartier des galères concernant une relocalisation de cette bourgade, menacée perpétuellement par les inondations.
Figure 35. Le quartier des galères (en rose) et le terrain de Smolensk (en vert).
Les autorités envisagent de déplacer cette banlieue au cœur de l’île, sur le terrain de Smolensk. Les choses n’évoluent guère avec le temps, puisque dans les années 1850, la situation est identique à 1824. L’administration espère toujours convaincre les habitants de s’installer sur le champ vierge, bas, humide et marécageux, avec des canaux sauvages[3] — alors que les riverains privilégient une modernisation. La ville promet de bâtir un lotissement moderne dans le champ et de se doter d’un espace entre les maisons et la mer, permettant ainsi de réfléchir à un projet de protection contre les crues[4]. Ce qui serait nullement efficace, car c’est toute l’île de Vassilievski qui est vulnérable, comme le montre le SIG, et, en 150 ans, jamais l’administration n’a investi spécifiquement dans l’endiguement des crues. Le statu quo ne joue pas en faveur des administrateurs puisque la situation sociale évolue dans le quartier isolé. Plusieurs hommes d’affaires s’installent dans cette zone, initialement pauvre, entre 1850 et 1855, rendant les autorités confuses[5]. Il faut attendre la décennie 1860 pour qu’une décision définitive soit prise sur cet imbroglio. Cette enclave, qui a toujours échappé aux planifications et règles urbaines, fait l’objet d’une modernisation : utilisation de la pierre, du granite, élévation des bâtiments, pavage des rues[6]. Les habitants ont gain de cause, frustrant les autorités qui, en plus d’avoir la difficulté à contrôler les péripéties territoriales, voient la mixité sociale de la population empêcher l’évolution de certaines zones à court terme.
Autre perpétuation au cœur de la cité : l’influence du centre commercial unissant Gostinyy Dvor et la place Sennaia. Celles-ci continuent de marquer les esprits des différents descripteurs. Johann Georg Kohl, écrivain allemand[7], raconte, lors d’un voyage, sa vision de cet espace populaire. Kohl affirme que ce marché est un des plus amusants, non pas pour la qualité des produits vendus, mais pour la population mixte qu’on peut y trouver[8]. À cela, il faut ajouter que cette zone restreinte accueille environ dix mille marchands[9]. Les lumières et feux ne sont pas autorisés par crainte d’incendie, ce qui rend difficilement supportable la froideur hivernale[10]. De son côté, Harrison traverse aussi les artères de Gostinyy Dvor. Son verdict est plus tranché concernant l’emplacement et les visiteurs. Il nomme l’endroit « the Back slums of Petersburg[11] ». Ce qui implique la présence d’une population précaire.
Figure 36. Gostinyy Dvor et la place Sennaia.
Il note l’inégalité urbaine de cet environnement, intrinsèquement humide, comprenant des cours sales avec des maisons principalement en bois, en plus des marchés qui sont vecteurs d’insalubrité. Pour Harrison c’est un quartier pauvre[12]. Cette affirmation est confirmée par Julie Buckler, qui décrit la présence d’un bidonville logeant dix mille personnes entre Sennaia et la Fontanka[13]. Cette interprétation semble s’inscrire avec les problèmes sanitaires que connaît Saint-Pétersbourg dans le premier tiers du XIXe siècle. Cet espace commercial est un point de circulation majeure, limitrophe du riche centre et de la banlieue moins aisée. De surcroît, on soupçonne que de nombreux déchets alimentaires peuvent attirer une population en manque de moyens et certains sans-abris. William Blackwell affirme que l’Amirauté est confrontée à un paradoxe : celui d’avoir les plus belles maisons des puissantes élites gouvernementales et marchandes et les habitations de leurs servants, et autres pauvres, à courte distance[14]. Il semble que ce centre, si protégé jusqu’ici, soit plus hétérogène qu’ils n’y paraissent ; que Gostinyy Dvor, avec Sennaia, forme le point de rencontre singulier des Pétersbourgeois de toute classe.
Non loin du cœur mercantile de la cité se trouve une innovation symbolisant la révolution industrielle : le chemin de fer. Il existe deux gares en 1852 à Saint-Pétersbourg. La première est celle de Tsarkoe Selo, située dans l’ouest du quartier de Moscou. La ligne joint Saint-Pétersbourg au palais d’été du tsar à Tsarkoe Selo à partir de 1837. Techniquement, ce chemin de fer n’est pas le premier en Russie, puisqu’une expérimentation s’effectue durant les années 1830 dans la région de l’Oural[15]. Cependant, la liaison Saint-Pétersbourg-Tsarkoe Selo est une satisfaction dans sa capacité à résister au climat pétersbourgeois[16]. Cette innovation est appelée à se répéter et en 1851 le chemin de fer entre Saint-Pétersbourg et Moscou est complété. La gare Nicolaïevski est positionnée sur la Perspective Nevski, au carrefour de quatre arrondissements : Alexandre-Nevski, Moscou, Litenoi, et Nativité.
Figure 37. La gare Tsarkoe Selo (étoile bleue) et de Nicolaïevski (étoile verte).
Les avantages du train sont multiples : amélioration des communications, transfert de marchandises et d’hommes[17]. Toutefois, c’est l’aspect militaire du déplacement des troupes qui convainc le tsar Nicolas I de se prononcer en faveur de cette entreprise[18]. Bien que le reste de la Russie ne soit pas dotée du rail, la ligne Pétersbourg-Moscou vise à fluidifier les échanges commerciaux et limiter l’isolation de Saint-Pétersbourg. Le transport ferroviaire va continuer sa progression et lier Saint-Pétersbourg à de multiple destination, mais aucune ne sera aussi influente que la ligne avec Moscou[19]. Seule nuance, le développement du chemin de fer à travers le continent européen va avoir l’effet de réduire l’importance des ports au profit du rail[20]. La position géographique de la gare Nicolaïevski, accueillant la ligne de Moscou, est intéressante dans une perspective manufacturière. La proximité avec le canal artificiel Obvodnyy, désormais navigable, peut se révéler utile pour combiner le transport fluvial et ferroviaire.
[1] Robert Harrison, Notes of a Nine Years’ Residence in Russia, from 1844 to 1853: With Notices of the Tzars Nicholas I. and Alexander II, Londres, T.C. Newby, 1855, p. 37-38.
[2] Ibid., p. 37-38.
[3] Randall Dills, « The River Neva and the Imperial Façade: Culture and Environment in Nineteenth Century St. Petersburg Russia », Thèse de doctorat (histoire), Urbana, Illinois, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010, p. 68.
[4] Ibid., p. 68
[5] Ibid., p. 68-69.
[6] Ibid., p. 72 à 75.
[7] Bibliothèque Nationale de France data (2020), BnF data [site Web], consulté le 5 septembre 2020. https://data.bnf.fr/fr/12172629/johann_georg_kohl/.
[8] Johann Georg Kohl, Russia: St. Petersburg, Moscow, Kharkoff, Riga, Odessa, the German Provinces on the Baltic, the Steppes, the Crimea, and the Interior of the Empire, Londres, Chapman and Hall, 1842, p. 49.
[9] Ibid., p. 50.
[10] Ibid.
[11] Harrison, op. cit., p. 35.
[12] Ibid. p. 35
[13] Julie A. Buckler, Mapping St. Petersburg: Imperial Text and Cityshape, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 172-173.
[14] William L. Blackwell, Beginnings of Russian Industrialization, 1800-1860, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 105-106.
[15] Ibid., p. 275.
[16] Ibid., p. 274.
[17] Ibid., p. 279.
[18] Ibid., p. 283.
[19] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 80.
[20] Ibid.
Adapter l'espace à la réalité capitaliste
La révolution industrielle est un facteur de dynamisme économique qui peut modifier le visage de la capitale. En 1852, Saint-Pétersbourg a environ 150 ans et la méthode urbaine a peu évolué, privilégiant une planification centrale à une extension naturelle. Le SIG est ici utilisé pour visualiser la distribution des entreprises et pour analyser comment la loi protège le centre-ville.
Figure 38. La zone de restriction industrielle de 1833 et le canal Obvodnyy (ligne jaune).
Une des évolutions structurelles est l’émergence d’une zone de restriction industrielle. Depuis la création de Saint-Pétersbourg, la localisation des manufactures est une problématique. En 1714, une usine de poudre à canon voit le jour au nord de l’île de Pétersbourg, le long de la Karpovka. Mais cette manufacture est jugée dangereuse pour la santé de la population et finit par être délocalisée vers les zones périphériques, sur la rivière Okhta[1]. Devant l’émergence d’une recrudescence industrielle, il est décidé en 1833 d’adopter une législation visant à limiter l’agrandissement des entreprises dans les endroits à forte densité de construction[2]. Bater explique que la capitale russe veut contrôler la croissance industrielle dans l’idée de ne pas provoquer de crise sanitaire. Cependant, il semble qu’une partie de l’élite soit victime de l’industrialisation et se retrouve expulsée vers la périphérie[3]. La ville cherche à garder l’ossature de son centre, mais elle doit s’adapter à l’inexorable montée de l’industrialisation. La zone restrictive est géographiquement intéressante. Elle englobe la partie continentale, au sud, jusqu’au canal Obvodnyy. Elle ne comprend pas Vyborg et Oktha, mais inclut l’est de Vassilievski et le sud de l’île de Pétersbourg. Désormais, les arrondissements Moscou, Narvskoi, Nativité et, en partie, Alexandre-Nevski, sont des secteurs protégés. Ils ont longtemps été considérés comme des espaces où l’administration déplaçait les aspects non conformes aux habitudes de l’élite. Malgré la loi, Bater affirme qu’il est possible de trouver des industries au cœur de la capitale et de grandes tailles.
Figure 39. La répartition des manufactures en 1852 dans la zone de restriction, avec le canal Obvodnyy (ligne jaune) et la gare Nicolaievski (étoile verte).
D'après ames H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 58.
La figure 39 permet d’observer la distribution industrielle de 1852, cartographiée par James Bater[4]. Les arrondissements d’Okhta et de Vyborg comptent, numériquement, peu de manufactures. Constat à relativiser puisque sur Vyborg, on trouve cinq entreprises de coton. Elles sont parmi les plus mécanisés du pays, voire du monde, sans atteindre les niveaux de production de l’Angleterre[5]. Leur concentration étant le résultat des politiques d’urbanisation et de centralisation russes, il est logique de les trouver groupées[6]. Cependant, l’échec de l’implantation d’industries, en périphérie, peut être dû au manque de services municipaux de bases, à cause d’une mauvaise gestion des finances[7]. Ce qui perpétue la réputation négative de cette zone avec les témoignages qui affirment que l’hiver, les loups jonchent les rues et que Vyborg est un endroit sauvage accueillant très peu d’habitants[8]. Ceci vaut également pour l’île de Pétersbourg — certes, à l’intérieur de la zone de restriction, mais où peu de manufactures s’établissent.
Visuellement, l’influence de la gare Nicolaievski et du canal Obvodnyy est massive puisqu’autour de ces axes de locomotions, s’installent des entreprises de toutes sortes. Selon Bater, s’établir entre le canal Obvodnyy et la nouvelle gare permet de minimiser les coûts et de s’offrir une proximité avec les deux moyens de transport de l’époque[9]. L’accès au canal ouvre une perspective internationale, car par la Baltique, c’est l’Occident qui est joignable. Par le train, c’est la possibilité d’atteindre les provinces et régions intérieures de la Russie. À moyen terme, ces perspectives ne connaissent pas un succès massif. Cela est dû à divers évènements contextuels. Le chemin de fer met en exergue l’isolation de Saint-Pétersbourg. Alors que le transport ferroviaire permet une croissance des exportations dans les années 1860, le réseau du rail, encore embryonnaire, limite les effets de la distribution qui s’effectue à l’intérieur plus qu’à l’international[10]. Même l’industrie maritime observe un ralentissement. La saison navigable étant courte à Saint-Pétersbourg, elle est réduite à importer à haut volume des produits de faible valeur comme gravier, sable, bois, pierre, plutôt que des grains désormais transportés par rail. De plus, l’économie russe se libéralise et connaît des crises dans les années 1870 et 1880, ralentissant fortement la croissance. L’impact de ces nouveautés est donc à nuancer, puisque si les industries s’établissent dans les secteurs des axes de transport, ce phénomène stagne à moyen terme, ce qui risque d’en réduire les effets. Cependant, il est probable que la multiplication du nombre de manufactures dans cette zone provoque une migration des habitants venus chercher des services absents dans d’autres périphéries. Il reste que l’isolation géographique de Saint-Pétersbourg et son climat handicapent la cité malgré des tentatives d’adaptation dont la réussite est soumise aux conjonctures économiques.
[1] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 41.
[2] Ibid., p. 58.
[3] Ibid., p. 60.
[4] Ibid., p. 59.
[5] William L. Blackwell, Beginnings of Russian Industrialization, 1800-1860, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 43.
[6] Ibid.
[7] Bater, op. cit., p. 80 à 81.
[8] Ibid., p. 80.
[9] Ibid., p. 107.
[10] Ibid., p. 142.
Conclusion
La révolution industrielle a peu d’impact sur le visage de Saint-Pétersbourg, selon Berelowitch et Medvekova. La confirmation de cette thèse s’identifie par une prolongation de certaines caractéristiques, que ce soit la zone commerciale au centre, la non-résolution de l’espace d’habitation sur Vassilievski. Toutefois, sans changer le paradigme urbain, le SIG permet d’identifier l’émergence d’innovations technologiques qui dynamisent des sections jusque-là confinées à jouer un rôle sporadique. C’est le cas du sud de la cité, qui devient le carrefour des marchandises. L’alliance du train et du bateau attire un nombre important de manufactures à court terme le long du canal Obvodnyy. Avec la multiplication des transports, cette zone devient un espace compétitif susceptible de changer le paradigme urbain. Jusqu’en 1852, l’axe Amirauté et Vassilievski est l’espace commercial de Saint-Pétersbourg. L’arrivée de la gare Nicolaïevski et du canal Obvodnyy change la dynamique géographique commerciale de la capitale.
Cette émergence des quartiers sud ne cache pas le peu d’actions d’envergure dans le nord de Saint-Pétersbourg. Les investissements sont au ralenti dans ces sections qui sont, pour Pétersbourg et Vassilievski, des zones à risque. Ce dernier arrondissement a toutefois de nombreuses manufactures mais l’émergence du ferroviaire aux dépens du transport maritime pourrait réduire son influence. De surcroît, l’administration stagne dans la résolution de la délocalisation du quartier des galères, alors que l’inondation de 1824 a définitivement réduit les perspectives urbaines et économiques de l’île de Pétersbourg.
Les conditions de vie au pic de la révolution industrielle
Confrontation de facteurs
Si l’amorce du XXe siècle est marquée, en Russie, par des tentatives de révolutions, c’est qu’une montée des tensions a eu lieu. Saint-Pétersbourg est au centre des enjeux qui dépassent le simple cadre urbain. Lorsque les grandes réformes de 1861 sont effectuées, cet élan appelle à de nouvelles modifications sociétales[1]. Comme le mentionne Riasanovski, « de plus en plus, l’histoire russe finit par être dominée par le conflit opposant la droite gouvernementale à la gauche radicale[2] ». Cette idée est propagée par le développement de Saint-Pétersbourg et ses description cartographiques qui poussent à l’unicité de la ville. En réalité, depuis le début, Saint-Pétersbourg représente cette division qui ne fait que croître en Russie : la centralisation des élites et la mise en périphéries des autres pans de la société considérés comme inférieurs. Ce n’est pas un schéma étranger à certains pays européens, mais force est de constater que cette vision perdure en Russie plus qu’ailleurs.
L’entrée de l’empire dans la course aux capitaux, en plus d’entreprendre des réformes, vient dynamiter la société. Les années 1860 et 1870 sont des périodes où l’esprit révolutionnaire germe à travers les intellectuels et entraîne une recrudescence des violences particulièrement dans la capitale russe[3]. Cette dernière est victime d’un effet boule de neige auquel elle n’est pas préparée. La croissance démographique par exemple. Entre 1864 et 1890, Saint-Pétersbourg passe d’environ un demi-million d’habitants à un million. Cette croissance n’est pas le fruit des naissances, mais d’un exode rural. Un recensement indique que 70 % de la population est né en dehors de la capitale[4]. De surcroît, en 1885, pour la première fois, la ville constate que le nombre de naissances dépasse celui des décès[5]. Ce facteur est imputable à la baisse de la mortalité, qui reste pourtant l’un des plus élevés des villes occidentales et russes. Si ce phénomène perdure plus qu’en Europe de l’Ouest, c’est que la situation sanitaire est problématique, notamment en banlieue. Lorsque l’eau potable est devenue disponible, le centre en a profité, alors même que la périphérie n’avait pas ce privilège[6]. La ville a toujours été cohérente dans l’idée d’axer ses efforts sur la consolidation de son élite.
La capitale, qui suit un développement habituel pour une cité russe, n’est pas une aire urbaine réputée pour sa rapidité d’expansion[7]. Elle fait moins bien que certaines villes comme Bakou, Kiev ou Tachkent. D’ailleurs, Saint-Pétersbourg ne s’élargit pas pendant la seconde moitié du XIXe[8]. Ces problèmes géographiques et une migration incontrôlée doivent entraîner des disparités en termes de logement et de conditions sanitaires. La révolution industrielle, innovatrice, joue un rôle mitoyen au cœur de cette adaptation. La mobilité collective, par exemple, va s’accroitre considérablement de 1867 à 1899, mais reste en deçà des standards d’une ville importante[9]. Ce contexte pose quelques interrogations. Comment le transport se distribue à travers la cité ? Est-ce que l’histoire géographique continue de guider la politique urbaine ? Dans quels espaces la population s’est-elle le plus concentrée ?
[1] Nicholas V. Riasanovksy, Histoire de la Russie, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 410-411.
[2] Ibid., p. 412.
[3] Ibid., p. 414-415.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, 479 p. 339.
[5] Ibid., p. 337.
[6] Daniel R. Brower, The Russian City Between Tradition and Modernity, 1850-1900, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 135.
[7] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 336-337.
[8] Ibid., p. 340.
[9] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, 469, p. 273.
Saint-Pétersbourg à la veille du XXe
Figure 41. Alfred Fyodorovich Marcks, « Plan goroda S. Peterburga, sostavlennyy po noveyshim ofitsial’nym istotchnikam », Saint-Pétersbourg, 1894, https://bit.ly/2HzCdqp. (Consulté le 29 octobre 2019).
La source est une carte publiée en 1894 par Adolf Fyodorovich Marcks. Cette carte est disponible dans la banque de données de la BNR[1]. Marcks est un éditeur allemand qui participe, dans les années 1870, à l’élaboration des premières revues pour les classes ouvrières urbaines avec Niva, fondée en 1870[2]. Il est arrivé en Russie suite à l’émancipation de 1861 et comprend que le pays manque d’une couverture culturelle régulière. La ligne éditoriale est familiale, neutre politiquement, et connaît un succès dans le partage d’informations littéraires à travers l’empire[3]. La revue de Marcks est précurseur en utilisant des illustrations tirées de techniques nouvelles. Elle est aussi rendue populaire par le faible coût de l’hebdomadaire[4]. La carte de Marcks est issue d’un document qui inclut un prix et même de la publicité en conclusion. Il est envisageable que cette carte soit publiée dans le magazine de Marcks. La BNR n’indique pas que le travail de Marcks entre dans le cadre d’une commande gouvernementale. La source est donc idéologiquement indépendante des souhaits du régime et concorde avec le contexte d’ouverture de la littérature dans la société russe.
La carte comprend une légende qui situe les églises, les bâtiments d’États publics, les bâtiments privés et casernes de pompiers, les monuments, les jardins, les cimetières, les potagers, les buissons, les prairies, les marécages et les zones sableuses, mais aussi les chemins de fer, le tramway à cheval, le transport par bateau, les limites de la cité et des districts. Il y’a donc une diversification des éléments représentés. La source s’apparente à une carte informative. Elle se rapproche de ce que Monmonier appelle les « Zoning Maps[5] ». Ces zones décrivent les différents espaces qui sont réservés à certains types d’activités, ce qui donne une variété d’informations sur l’utilisation, ou non, des sols. Ce type de document est habituellement réalisé pour plaire à un conseil municipal, ce qui n’est pas le cas de Marcks pour autant.
[1] Alfred Fyodorovich Marcks, « Plan goroda S. Peterburga, sostavlennyy po noveyshim ofitsial’nym istotchnikam », Saint-Pétersbourg, 1894, https://bit.ly/2HzCdqp.
[2] Jeffrey Brooks, When Russia learned to read : literacy and popular literature, 1861-1917, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 111-113.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 130 et 163.
[5] Mark Monmonier, How to Lie with Maps, Third Edition, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 86.
La distribution du transport
De l’assertion de Bater, expliquant que les industries ne s’installent pas en périphérie à cause du manque des services municipaux de base, l’étude des transports de Saint-Pétersbourg, à la fin du XIXe siècle, prend tout son sens. Dans son ouvrage, sur l’urbanisme russe dans la seconde partie du XIXe, Daniel Brower évoque l’importance de la révolution de la mobilité. Elle a le pouvoir de mettre un terme à l’isolation commerciale et culturelle de certaines villes éloignées[1]. Cette thèse est-elle adaptable à l’échelle de Saint-Pétersbourg ? Probablement, car la capitale russe possède des zones coupées pour des raisons géographiques. Or, la logistique peut permettre de redynamiser certains quartiers. Lorsque la mobilité est empêchée par le manque de possibilité, les travailleurs ont probablement tendance à réduire les distances et à vivre proches de leur profession, comme c’est le cas dans les années 1860[2].
Figure 41. Le réseau de transport en 1894 (La ligne orange : réseaux de cheval-tramway ; ligne violette, réseau fluvial ; points roses, les gares ; ligne jaune, canal Obvodnyy).
Le transport est en phase de transition au milieu des années 1890. Le système de « horse trams[3] » connaît un succès relatif dans les années 1860 — le tramway électrique n’existe pas avant le XXe siècle dans la capitale russe[4]. Durant les années 1870, la ville délègue à des compagnies privées la gestion des transports. Ces dernières développent de nouvelles lignes et le trafic augmente rapidement[5]. Le nombre de passagers annuel croît de moins de deux millions, en 1865, à 85 millions, en 1898. Au milieu des années 1890, la cité compte 114 kilomètres de réseau, dans la zone urbaine, pour 1 200 000 habitants. À la même période, à Toronto, le réseau s’étend aussi sur 114 kilomètres pour déplacer les 144 000 Torontois[6]. À Saint-Pétersbourg, les moyens de locomotions sont en retard. Les Pétersbourgeois sont mécontents de la stagnation des projets. La ville, alors que les contrats des compagnies s’achèvent, en achète certaines, mais échoue à obtenir la totalité[7]. La gestion du transport est partagée entre l’administration municipale et des entreprises privées. Le quadrillage de la mobilité est révélateur des points importants de Saint-Pétersbourg. La partie continentale, incluant l’Amirauté et les quartiers limitrophes, est la principale bénéficiaire de la densité du réseau, en plus de pouvoir s’appuyer sur le transport fluvial à travers les canaux. De surcroît, le sud de Saint-Pétersbourg compte quatre des cinq gares de la capitale et participe à l’afflux de passagers qui, venues de toute la Russie, s’installent dans les arrondissements voisins[8]. Ce phénomène ne s’observe pas à Vyborg. Le chemin de fer n’est pas lié aux autres gares de la cité avant le nouveau siècle et peu de personne et d’industries l’empruntent rendant sa présence insignifiante[9].
Il est notable que le canal Obvodnyy joue le rôle de frontière, non officielle, du réseau de tram qui se poursuit légèrement vers des enclaves isolées. Oktha est aussi en périphérie, mais elle ne bénéficie d’aucune ligne. Les habitants de ce district doivent se déplacer à Vyborg pour accéder au tramway ou prendre le ferry et atteindre l’arrondissement de la Nativité, également peu desservi. Il est moins étonnant de constater que le quartier de Pétersbourg soit moyennement quadrillé par le réseau. Il est pensable que le manque de développement des quartiers comme Pétersbourg, mais aussi l’île Vassilievski, soit la conséquence du retard prît par la modernisation. Cette thèse est celle de Berelowitch et Medvekova. Pour eux, Saint-Pétersbourg est en retard comparativement à Kiev et Moscou[10]. Ils expliquent que la modernisation par le transport, la construction de pont et l’arrivée de l’électricité désenclavent les sections isolées de la cité. Cela ne veut pas pour autant dire que ces secteurs deviennent dynamiques. L’aspect géographique est souvent relativisé dans l’historiographie pétersbourgeoise. Si elle a une grande influence au début du XVIIIe siècle, son rôle est sous-évalué, suite à l’inondation de 1824, dans le retard de la cité pour s’adapter à la révolution des transports. Les enjeux territoriaux ont une influence importante dans les projets de la cité et l’on peut identifier un changement de paradigme. Longtemps le centre a concentré les évolutions contrairement à la périphérie. C’est désormais une dualité nord-sud qui définit le dynamisme de la capitale.
Dans cette révolution du transport, on constate également la création d’un chenal dans le Golfe de Finlande. Il doit permettre aux navires à fort tonnage d’amarrer dans la capitale plutôt qu’à Kronstadt[11]. Une initiative réfléchie depuis Pierre le Grand, mais réalisée qu’à partir de 1870.
Le projet du chenal, utopique, puisque pensé depuis les débuts de la cité, répond à une crise des échanges. La part de Saint-Pétersbourg dans le commerce extérieur est passée de 38 % en 1856 à 17 % en 1897[12]. Cela s’explique par l’accroissement du trafic ferroviaire au détriment des ports. De plus, Saint-Pétersbourg, par son emplacement et son climat n’est plus une destination privilégiée et l’atteindre demeure compliqué. La création du chenal doit faciliter l’accès au port, qui requiert des moyens importants : la route Londres-Kronstadt demande des coûts inférieurs au passage Kronstadt-Pétersbourg[13]. L’ouverture du chenal s’accompagne d’une réorganisation urbaine.
Figure 42. Le renouveau portuaire. L’ancien (au nord) et le nouveau (au sud) port avec le chenal de la baie (en bleu), accessible par le canal Obvodnyy (en jaune).
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[1] Daniel R. Brower, The Russian City Between Tradition and Modernity, 1850-1900, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 47.
[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 139.
[3] Ibid., p. 271.
[4] Ibid., p. 270.
[5] Ibid., p. 271 à 273.
[6] Ibid., p. 273.
[7] Ibid., p. 273
[8] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 341.
[9] Bater, op. cit., p. 123.
[10] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 346.
[11] Ibid., p. 348.
[12] Ibid., p. 347.
[13] Ibid.
L'organisation spatiale à l'orée du XXe siècle
Depuis la fondation de la capitale, les zones d’habitations n’évoluent guère. Au regard du document de Marcks, on constate qu’Obvodnyy forme une frontière non officielle de l’aire urbaine. Après le canal, on trouve peu de bâtiments, malgré l’espace libre. Il est d’ailleurs étonnant de remarquer qu’à la création de la cité, le futur emplacement du cours d’eau artificiel est proche du quartier de l’Amirauté et au niveau du monastère Alexandre-Nevski. Saint-Pétersbourg est donc une ville relativement peu étendue.
Figure 43. Le canal Obvodnyy sur la carte de Bush (1721).
Le centre-ville est intégré à l’intérieur de la Fontanka. L’espace situé entre ce dernier canal et le futur Obvodnyy forme une languette étroite jusqu’au monastère Alexandre Nevski. Une zone relativement peu étendue pour une aire urbaine dont la population croît rapidement. Il est envisageable que la périphérie, à cause de la croissance démographique, subisse des effets de surpeuplement entre la Fontanka, et le canal artificiel.
Figure 42. Surpeuplement, en pourcentage, des appartements avec 10 habitants ou plus par chambre, 1882-1896.
D'après James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 349.
S’il faut relativiser la notion de surpeuplement à Saint-Pétersbourg, le canal Obvodnyy est une zone densément peuplée. Ce n’est pas le cas des quartiers historiques, excepté autour de la place Sennaia qui est pauvre et construite sans coordination. Cette zone est la plus surpeuplée de la cité à la fin du XIXe. La croissance naturelle de ce quartier est possiblement une caractéristique des espaces périphériques où sont rejetés, depuis les débuts de la cité, les problèmes que l’élite préfère ignorer.
Figure 43. La croissance démographique des arrondissements (bleus) durant les années 1890.
D'après Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 340.
Durant les années 1890, les quartiers périphériques observent une croissance démographique[1]. Précédemment, entre 1860 et 1880, les arrondissements historiques connaissent une augmentation de la population provoquée par le flux de l’abolition du servage en 1861. Lorsqu’elles ont atteint leur capacité maximale, la croissance migratoire s’est déplacée vers l’extérieur. Dans la périphérie, la planification a une influence moindre et l’hypothèse est que la croissance de la population, dans un espace restreint, impacte les conditions sanitaires. Un espace de progression naturelle depuis la création de la cité et qui, à la fin du siècle, possède trop d’habitants comparativement au nombre de logement. Le développement non planifié provoque possiblement une réduction des superficies des résidences, qui sont probablement plus petites dans les quartiers précaires. Pourtant, la source de Marcks perpétue la logique d’uniformité : dans la taille des édifices entre le centre et la périphérie. Promouvant une sensation d’ordre à l’intérieur des étroites rues de la cité qui ne laissent rien paraître de certains problèmes sanitaires. Toutefois, la carte ne permet pas d’observer un phénomène physique : la taille des immeubles. Vers la fin du XIXe, dans un souci d’exploitation des terrains, les bâtiments prennent de la hauteur et atteignent régulièrement quatre à cinq étages, principalement en périphérie[2]. La seule réglementation est de ne pas dépasser le palais d’hiver et ses 22 mètres. La ville dans les années 1890 ne régit plus la planification de la cité qui devient naturelle[3]. Ainsi, la multiplication de ces types de bâtiments accentue l’effet de surpopulation des secteurs extérieurs. Comment justifier alors qu’en pleine capacité, les édifices centraux ne connaissent pas le phénomène de surpopulation ? Historiquement, l’Amirauté et les autres quartiers environnants ont fait l’objet d’une polarisation des projets, qu’il s’agisse de la prévention des incendies, de la qualité des constructions, de l’aménagement des rues. Même si le gouvernement ne prétend plus gérer l’urbanisme à la fin du siècle, les bases de la planification sont inscrites dans ces arrondissements et, malgré une occupation maximale, ces zones sont protégées de la surpopulation. Alors, Saint-Pétersbourg perd son unité à l’époque où Paris, dans un souci de confort d’hygiène et de circulation, a déjà réformé la ville en multipliant des rues du même type que la perspective Nevski. En laissant la périphérie grandir anarchiquement, la municipalité prend le risque de perdre le contrôle de l’état sanitaire de la cité dans une période de croissance démographique. James Bater, dans une série de cartes, fait le point sur les conditions hygiéniques de la capitale.
Figure 44. Appartements avec eau courante(1882-1896).
D'après James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 347.
Les figures 44 et 45 sont deux représentations sanitaires de James Bater concernant la distribution de l’eau et la possession de toilette dans les appartements. L’historien note que la disparité entre le centre de la ville et la banlieue existe et que l’accroissement de la population n’a pas altéré ces différences[4]. Pour Bater, la faible présence de certains services dans les zones extérieurs s’accompagne d’autres facteurs révélant les manques hygiéniques des bordures extérieures : le taux de décès, la mobilité des maladies épidémiques alors que le choléra circule toujours[5].
Si les différences entre le centre-ville et Obvodnyy sont visibles, mais relatives, les zones de Vassilievski, Pétersbourg et Vyborg sont les plus défavorisées. Si ces zones ne ressentent pas les effets du surpeuplement, c’est que les industries ne s’y établissent pas, que les risques d’inondation persistent, que la mobilité par les transports en commun est inférieure et les services comme l’accès à l’eau et la possession de toilettes sont faibles. Le seul district à maintenir un standard est la partie est de Vassilievski. Zone influente grâce aux institutions présentes, cet espace a les mêmes caractéristiques que l’Amirauté et ne subit pas les maux habituels de la périphérie pétersbourgeoise.
Figure 45. Appartements avec toilettes (1882-1896).
D'après James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 346.
Les conditions sanitaires de la capitale suivent les lignes urbaines tracées précédemment. Le centre jouit de tous les avantages que l’on peut attendre après deux siècles de planification dans les secteurs de l’Amirauté et ses environs. Que le sud de la cité, en amont du canal Obvodnyy, profite de sa proximité avec les zones privilégiées pour obtenir des services municipaux de base, mais en subissant un accroissement de la population qui s’installe dans ces arrondissements dynamiques par la présence d’un nouveau port et de gares.
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 340.
[2] Ibid., p. 375 à 377.
[3] Ibid., p. 375.
[4] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 344.
[5] Ibid., p. 344.
Conclusion
Au crépuscule du XIXe siècle, Saint-Pétersbourg semble divisée en deux. Le SIG confirme l’imperméabilité du centre qui a atteint sa capacité de population sans en ressentir l’impact. Et la banlieue sud, qui connaît un boom démographique, en subissant un manque relatif de services probablement à cause de la surpopulation. C’est sur ce point que la carte de Marcks montre ses limites. Dans l’unification symbolique de toute la cité, la source manque le développement naturel des édifices en bordure extérieure, qui montent en hauteur et logent des familles nombreuses. L’utilisation du SIG a permis de s’interroger sur la faible croissance territoriale, par rapport à la population, de la capitale. Le boom démographique, périphérique, croît en coordination avec les bâtiments. Ce qui explique, en partie, le fait que la ville ne s’étende pas plus loin que le canal Obvodnyy.
Dans les enclaves précaires de Vassilievski et Pétersbourg, le SIG a démontré que leur géographie à risque est probablement le facteur qui empêche depuis plus d’un siècle de voir la population et les manufactures croitre et, par défaut, d’accéder à des services essentiels. L’historienne Julie Buckler cite revues et observations qui font état, dans les décennies 1880-1890, des problèmes de misère qui gangrène certaines zones marginales[1]. Donc, les arrondissements extérieurs vivent dans des conditions bien inférieures à ceux du centre. Géographiquement, les espaces menacés par les inondations sont dans des situations précaires et ont un accès réduit à une eau de qualité et aux transports. Pour les quartiers au sud de la cité, qui sont dans une pauvreté relative, le principal handicap se situe dans la surpopulation. Elle mène à la désorganisation, puisqu’on ne cherche pas à étendre, mais à profiter de toute la superficie disponible pour bâtir. Le manque de coordination, non représenté dans la carte de Marcks, diminue les effets de surpopulation qui ralentissent le développement territorial.
[1] Julie A. Buckler, Mapping St. Petersburg: Imperial Text and Cityshape, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 176 à 179.