Chapitre 1

Une ville sortie des eaux

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Saint-Pétersbourg post-créateur

Le décès de Pierre le Grand laisse planer un doute sur la nouvelle capitale, surtout avec la guerre de succession du trône qui rend instable la situation et provoque même un retour de certaines administrations à Moscou[1]. Les défections aristocratiques sont importantes. La cité, qui connait jusqu’à la mort du tsar une augmentation du nombre d’habitants, voit les chiffres s’affaisser au point de décroître jusqu’à l’arrivée de l’impératrice Anne, qui centre ses efforts sur la capitale à partir de 1732[2]. Les premières années de gouvernance de l’impératrice sont marquées par une croissance urbaine anarchique : les maisons de bois se multiplient, la norme de regroupement d’habitations en Slabode est oubliée, mais la construction des palais et églises transfigure la ville[3].

Ce manque d’organisation est symbolisé par le bois. À plusieurs reprises, des décrets (Ukaz) obligent les habitants à prioriser la pierre pour bâtir les habitations[4]. L’utilisation du bois augmente le risque d’incendie. D’après James Bater, trois d’entre eux sont dévastateurs pour Saint-Pétersbourg. Entre 1736 et 1737, la capitale impériale est frappée par les flammes à trois reprises. Les dégâts sont importants dans le quartier de l’Amirauté entre la Neva et la Moïka — canal le plus au nord dans l’Amirauté[5]. Pas loin de 1000 maisons, constituant un dixième des bâtiments de Saint-Pétersbourg, partent en fumée[6]. Les incendies montrent que l’organisation de la ville est instable et qu’une véritable planification est nécessaire. Ainsi naquit en 1737 la commission chargée du développement urbain[7]. La création de cette institution est une occasion de redéfinir les contours de la ville. Les idées sont nombreuses et et ne sont pas toutes mises en application, car au décès d’Anne, les projets de la commission seront abandonnés[8]. Toutefois, plusieurs grandes mesures sont entreprises et modifient à long terme le visage de la capitale. Il implique donc, au regard d’une carte de 1753, d’observer comment la ville a été redessinée par les successeurs du tsar.

Une actualisation cartographique

Figure 13. Mikhail Makhaev et John Truscott, « Elisabethae 1, russorum imperatrici, Petri magni filiae sacrum [Plan de St. Petersbourg] / dressé par Ivan Sokolov et M. Makhaev ; dessiné par J. Troscotte »1753, https://bit.ly/2D00N1w. (Consulté le 18 février 2018).

La source représentant Saint-Pétersbourg est une gravure de 1753 réalisée par Makhaev et Truscott. Après la première carte officielle de Saint-Pétersbourg en 1737, ce document est commandé par la cité qui fête son cinquantième anniversaire. Plusieurs pièges sont à soulever. Le demandeur étant l’administration, on peut s’attendre à une perspective positive. Derrière cette démarche découle une envie de décrire une ville construite aussi rapidement que possible. Dans un chapitre de How to Lie With Maps, Mark Monmonier réfléchit aux caractéristiques typiques d’une carte commandée par une municipalité — le nom du chapitre est d’ailleurs ironique : « Development Maps (Or, How to Seduce the Town Board) »[9]. Il distingue trois catégories :

"Community planning boards commonly work with three principal maps: (1) an official map to show existing rights-of-way, administrative boundaries, parks and other public lands, and drainage systems; (2) a master plan to indicate how the area should look after several decades of orderly development; and (3) a zoning map to show current restrictions on land use[10]".

Monmonier fait également part de techniques fréquemment utilisées par les cartographes travaillant pour une municipalité, toutes époques confondues : accentuer le positif, minimiser le négatif, ajouter un maximum de détails, omettre judicieusement certains aspects, être créatif tout en produisant une carte simple[11]. Ainsi, comment est-il possible de comprendre la source de Truscott et Makhaev au regard de ce qu’avance Monmonier ? La gravure dépeint une ville proche d’être complétée, ce qui est à la fois réaliste et fantaisiste[12]. Cela s’analyse par divers marqueurs que Monmonier identifie comme astuces de manipulation visuelle.

Une innovation, comparativement à la carte de Bush, est l’apparition des noms des quartiers. Une décision qui émane de la commission chargée d’élaborer le nouveau plan urbain qui fonde les premiers arrondissements après les incendies de 1736-1737[13]. Il est possible d’affirmer que la gravure de Makhaev et Truscott tend à se rapprocher des types de plans municipaux un et deux de Monmonier[14]. Soit une carte officielle et un plan directeur. En plus de montrer les nouveaux aspects comme les frontières administratives, cette source donne une projection de ce que doit être Saint-Pétersbourg. Ceci s’explique par l’idéologie de la cartographie russe. Le rôle de cette dernière, dans la représentation de Saint-Pétersbourg, est d’être un outil décrivant positivement la planification urbaine[15]. Plusieurs des astuces décrites par Monmonier semblent avoir été utilisées pour la production de cette carte. Monmonier estime que, plus il y a de détails, plus l’observateur est convaincu que ce qu’il regarde se rapproche de la vérité[16]. La gravure de Makhaev et Truscott a l’ambition de montrer toutes les habitations existantes à Saint-Pétersbourg en 1753, donnant l’impression que la population s’établit et occupe l’espace en entier. Toutefois, un peu plus d’un tiers des bâtiments construits appartiennent au gouvernement[17]. Ce qui nuance l’importance de la place prise par la population, et de mettre en exergue le fait que l’administration possède une large proportion du territoire — 40 % au total[18].

Généralement, la source donne une image propre de la ville, ce qui n’est guère étonnant au regard de la politique d’assainissement menée au milieu du XVIIIe siècle. Suite aux feux, la règlementation impose la pierre pour bâtir au centre-ville. On expulse les cimetières en périphérie. Les débits de boisson sont poussés vers l’extérieur, car ils sont vus comme responsables des incendies. Les vaches doivent quitter la capitale, ainsi que toutes traces du monde rural. Les mendiants sont expulsés par la force, tout comme les Tsiganes. Ces mesures sont destinées à redessiner la ville au profit de la haute société, qui cherche à se défaire du voisinage indésirable[19]. Alors, l’aspect de la gravure donne une représentation ordonnée, sécuritaire et propre, à l’image des lois coercitives.

Découpage de la cité

Figure 21. Arrondissements de Saint-Pétersbourg en 1804.

L'île de Vassilievski, après avoir été l'objet des désirs de Pierre le Grand, connaît une stagnation. Le tiers est de Vassilievski est développé et il semble que l’urbanisation se déporte vers l’ouest. La recrudescence d’activités commerciales dynamise le secteur dès 1732[1]. La présence de la bourse, de la douane, du port, des entrepôts de stockage, de l’Académie des Sciences, séduit de riches marchands et académiciens[2]. En termes urbains, le plan décrit bien la réalité et comprend encore certains canaux de l’époque de Pierre, qui servent de moyen de communication et de réservoir en cas d’inondation. Ceux-ci seront fermés avant 1762[3]. Makhaev et Truscott montrent que l’île Vassilievski se développe géométriquement, mais pas dans son entièreté comme le souhaitait le tsar créateur[4]. Dans l’ouest, rien ne recouvre les sols excepté la végétation. Le port des galères à l’extrême ouest représente la seule installation dans la périphérie de l’île[5]. Avec peu d’habitations aux alentours, il semble que ce port ne génère pas assez d’activité. De surcroit, il est en concurrence avec un débarcadère dans l’est de l’île. L’arrondissement Vassilievski et sa représentation sont donc un vestige des ambitions de Pierre le Grand : de grands projets laissés en jachère.

[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 123.

[2] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 38

[3] Ibid., p. 30.

[4] Ibid., p. 36.

[5] Ibid., p. 45.

L’Amirauté est le cœur de la cité par la manufacture et la présence des palais d’hiver et d’été. C’est l’arrondissement comprenant le plus de bâtiments administratifs[1]. Munro affirme que les nobles les plus riches sont installés dans l’Amirauté[2]. La présence de la famille impériale et des institutions du gouvernement obligent, moralement, la noblesse à s’inscrire dans cet espace. Probablement en quête de satisfaire l’élite, le quartier s’est « épuré » après la création de la commission sur le développement qui entend expulser tout élément rural de cet espace[3]. Profitant des incendies dévastateurs de 1736-1737, le quartier central édicte de nouvelles règles. La pierre est privilégiée au bois — les deux en même temps sont monnaie courante — et les urbanistes tentent d’inscrire les bâtiments selon les souhaits de Pierre le Grand[4]. Si ces ambitions ne sautent pas aux yeux sur le plan de 1753, Munro confirme que, d’ici les années 1760, cette planification sera visible sur plusieurs secteurs de la cité et notamment le long de la Moïka qui traverse le district de l’Amirauté[5].

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 37.

[2] Ibid., p. 38.

[3] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 126.

[4] Munro, op. cit., p. 40.

[5] Ibid.

Le quartier de Pétersbourg, au regard de la source, semble connaître un développement majeur. Pierre en avait fait la place des marchés, mais aussi des faubourgs. La zone sud de cet arrondissement fait partie de la Central City de par sa proximité avec la forteresse Pierre-et-Paul, et la présence du Kronwerck, un entrepôt militaire[1]. Cependant, cette île ne profite pas du dynamisme urbain provoqué par les incendies de 1736-1737. Bien que la gravure de 1753 montre une géométrie dans la planification, le quartier ne suit pas les modèles d’urbanisation des rues, imposés par la commission au développement. Munro soulève que cet espace n’a pas été, récemment, en proie aux feux et est la résidence de pauvres marchands et artisans[2]. Cet arrondissement respecte encore le principe de Slabode. Les blocs d’habitations sont adjacents aux rues principales ou des rivières. Les maisons sont d’une taille de 15-30 pieds par 20-50[3]. La surpopulation est alors habituelle et augmente les risques d’incendie. Ainsi, le quartier de Pétersbourg est le lieu de résidence d’une certaine précarité. Si Vyborg, Okhta et l’ouest de Vassilievski le sont également, la différence est que l’île de Pétersbourg semble être en proie à une surpopulation. Ancienne résidence des grands marchés partis depuis vers Vassilievski et l’Amirauté, les artisans et petits marchands, n’ayant pas pu déménager, représentent le manque de renouveau de ce côté de la capitale.

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 36.

[2] Ibid., p. 37.

[3] Ibid., p. 47.

Le quartier de Moscou est placé en périphérie, au sud du canal de la Fontanka. C’est d’ici que part le chemin menant vers Moscou[1]. La gravure de Truscott et Makhaev montre qu’au sud de la Fontanka, à côté de la perspective Nevski, dans le quartier de Moscou, se développe un important nombre de bâtiments. Géographiquement, il est proche du quartier de l’Amirauté, cœur de la cité. Le chemin menant vers Moscou doit offrir un lieu propice à l’établissement d’industries ; une hypothèse balayée par Munro. Il indique que l’arrondissement de Moscou, au milieu du XVIIIe siècle, est un espace rural, de pâturages et de charrues[2]. Ce quartier ressemble à ceux de Vyborg et d’Okhta dans son environnement et sa population. La réplique de cette gravure, œuvre de Tardieu, montre en légende les casernes Semenovskii et Izmailovskii. Les militaires et leurs familles trouvent donc refuge dans les périphéries de Saint-Pétersbourg. Toutefois, les arrondissements de Vyborg et Okhta seraient plus industrialisés. Il est surprenant qu’aucune activité économique ne profite de l’accès au chemin de Moscou. Cela confirme la prédominance de l’eau sur le transport terrestre.

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 30.

[2] Ibid., p. 45.

Le quartier de Litenoi est un lieu entre pouvoir et armée. Appelé, en français, Fonderie sa dénomination indique ce qu’elle est : un entreposage d’armes[1]. Avec l’Amirauté, Litenoi fait partie de ce qui ressemble à la cour du tsar. En effet, à l’est de la Fontanka on peut compter plusieurs palais et grandes maisons à la fin des années 1730[2]. Toutefois, l’élite bourgeoise ne semble pas être la majorité des habitants. L’hétérogénéité des classes sociales est la norme à Saint-Pétersbourg et Litenoi n’échappe pas à cette règle, tout comme l’Amirauté[3]. Elle fait l’objet d’une planification à certains endroits, à d’autres, c’est un développement naturel[4]. Si de nombreux palais s’y trouvent, des maisons plus petites, à l’image de l’arrondissement de Pétersbourg, se construisent[5]. Des artisans doivent probablement venir travailler dans l’une des industries les plus importantes de la ville : l’entreprise d’armement[6]. Les cartes de 1753 indiquent également la présence d’une caserne militaire à l’est de l’arrondissement qui ne fait pas partie de la Central City. Litenoi s’inscrit dans la lignée des quartiers précédents. Il intègre de riches palais, mais aussi des artisans et des militaires. Étant l’une des zones à l’abri des inondations, il est compréhensible que l’on y retrouve des palaces et les réserves de stocks d’armes.

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 30.

[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 78.

[3] Ibid., p. 80.

[4] Munro, op. cit., p. 36.

[5] Ibid., p. 38.

[6] Ibid.

Vyborg (au nord) et Oktha (au sud) sont les deux arrondissements les plus à l’est de la cité, sur la partie continentale. Pour Munro, Oktha, c’est le lieu de résidence de charpentiers et des ouvriers sur les chantiers navals[1]. Bater est catégorique sur la situation de ces arrondissements éloignés du centre : « anybody conscious of his social position would not have considered living there[2] ». Pour le géographe, les apparences sont révélatrices. Oktha serait un arrondissement précaire, habité par une population paysanne. L’été, beaucoup d’ouvriers arrivent en quête de travail sur les chantiers navals. Pour ce qui est de Vyborg, elle est militarisée par les garnisons qui y vivent et représente un quartier manufacturier[3]. Berelowitch et Medevekova nuancent l’absence d’habitants. Plusieurs Slabode voient le jour en périphérie, notamment pour accueillir les militaires et leurs familles, et ceux travaillant dans les industries environnantes. Ces logements sont groupés, avec une architecture régulière, dans un monde rural où les pâturages favorisent l’élevage[4]. Vyborg possède un chemin, en mauvais état à l’automne et au printemps à cause de la boue, qui mène vers la ville de Vyborg. Il est tout de même utilisé à l’année pour transporter des biens à travers la Russie[5]. Vyborg et Oktha représentent les quartiers défavorisés de Saint-Pétersbourg, loin des fastes des palais. Munro ajoute que ces endroits sont délaissés puisque les sols sont humides, marécageux et les rivières peuvent être manipulées, mais jamais contrôlées. Oktha et Vyborg sont deux arrondissements périphériques ruraux, coupés de la cité par leur emplacement géographique.

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 44.

[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 80.

[3] Ibid.

[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 125.

[5] Munro, op. cit., p. 46.

Figure 14. Les arrondissements de Saint-Pétersbourg en 1753. Veuillez appuyer sur les loupes pour de plus amples informations.

La commission au développement créée les cinq premiers arrondissements de la ville : l’Amirauté, Litenoi, Moscou, Vassilievski et Pétersbourg[20]. Deux autres s’ajoutent par la suite pour porter leur nombre à sept, soit ceux de Vyborg et d’Okhta. Ce dernier est situé à l’extrême est de la capitale. George Munro dénombre, dans les années 1750, seulement six arrondissements[21]. Il ne prend pas en compte Okhta. Cela n’est pas surprenant. Oktha et Vyborg sont deux quartiers périphériques souvent confondus, Okhta étant adjacent à Vyborg. Que ce soit dans les monographies ou les sources écrites et cartographiques, les deux entités sont parfois liées ou distinctes. Le manque de considération de ces quartiers est probablement dû à leur emplacement périphérique qui les éloigne des activités urbaines.

a description de chacun des arrondissements permet de comprendre dans quel axe s’insère chacun de ces quartiers. L’Amirauté s’inscrit, avec l’est de l’île Vassilievski, comme le cœur de la cité. Quant aux autres arrondissements, plus on s’éloigne, plus la ruralité est un fait. Celle-ci borde le quartier central par le sud avec le quartier de Moscou. Cet aspect n’est pas ressenti dans la carte, qui est plutôt homogène au regard des habitations.

Avec la création de la commission au développement, ainsi que la présence « historique » de certains lieux, la capitale commence à se fracturer. La ligne rouge de démarcation représente la limite entre la Central City (centre-ville) et les Outskirts (faubourg ou banlieue), comme l’explique George Munro. Le centre comprend l’Amirauté, la moitié sud de l’arrondissement de Pétersbourg, Litenoi et le tiers est de Vassilievski[22]. La périphérie compte Vyborg, Oktha, le nord de l’île Saint-Pétersbourg, les deux tiers ouest de Vassilievski et l’arrondissement de Moscou. Cette fracture entre les espaces plus anciens, centraux, et extérieurs, permet de comprendre ce qui caractérise les différents quartiers.

Figure 15. Démarcation entre la Central City  et l’Outskirt en 1753.
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La perspective Nevski l’objet d’un projet particulier. La commission ambitionne de bâtir en continu des maisons. Avant les incendies, la longue avenue est déserte et les habitants craignent même de s’y aventurer[1]. La gravure de Truscott et Makhaev laisse croire que cette mission serait réalisée. Difficile de le confirmer, car l’arrondissement de Moscou est clairsemé et rural. De plus, le bout de la Perspective Nevski, soit le monastère Alexandre Nevski, est absent du plan. Il est possible que ce soit une volonté de la ville, commanditaire de la gravure, pour ne pas montrer un échec urbain.

[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 121.

Les deux autres composantes du trident, la rue Gorokhovaia (au centre) et Voznesenskii (à gauche) finissent leur route dans des baraquements militaires d’Izmailovskii et de la garde impériale Semenovksii[1]. Ainsi, par leurs destinations, deux garnisons et un monastère, la ville renforce la symbolique entre l’État et l’Église[2].

[1] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p34.

[2] Ibid., p. 34.

Figure 16. Le trident de l’Amirauté (1753). Veuillez appuyer sur les loupes pour de plus amples informations.

La dynamique urbaine

La commission du bâtiment laisse un héritage important. La fondation des arrondissements a permis l’analyse précédente, à savoir l’étude des caractéristiques des quartiers. Toutefois, l’institution urbaine a un héritage plus important dans certains secteurs. Dans cette section, le SIG partage des données qui montrent comment l’urbanisme de Saint-Pétersbourg, au milieu du XVIIIe siècle, renforce la prédominance de certains axes.

L’une des réussites qui traversent les siècles est la formation du trident dans l’arrondissement de l’Amirauté. Il comprend trois artères : la perspective Nevski, la rue Gorokhovaia et la perspective Voznesenskii.Ces trois axes convergeant en direction de l’Amirauté sont une imitation de ce qui se fait à la même époque dans les cités occidentales comme Versailles et Rome[23]. Le trident est donc davantage le symbole d’une urbanité occidentale que d’une utilité publique.

Un élément allégeant les contraintes du quotidien fait son apparition sur la gravure. Il s’agit de l’installation du premier pont de bois flottant entre l’Amirauté et Vassilievski[24]. Il n’est pas étonnant que ces deux espaces soient les premiers reliés puisqu’ils réunissent les grandes institutions impériales et économiques. Pour mieux comprendre l’importance de ce pont, il est nécessaire de localiser les espaces commerciaux qui en profitent.

Ainsi, les deux zones mercantiles les plus connues de la capitale se trouvent logiquement dans les endroits considérés comme les centres de la cité. Profitant de situations géographiques stratégiques, ils bénéficient des projets urbains favorables. Le pont flottant fait le lien entre les deux axes névralgiques, la formation du trident entraîne une reconfiguration de Saint-Pétersbourg et l’Amirauté s’inscrit comme le cœur de la noblesse et de la famille impériale.

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Premièrement, la pointe est de l’île Vassilievski. Sur ce lieu, la légende de la carte indique la présence de la bourse, de la douane et des zones commerciales. En effet, c’est ici que Pierre le Grand décide d’installer son port, mais aussi des entrepôts de stockage[1]. Ces derniers ne sont pas visibles sur la source, mais avec les douanes dans cet espace, on peut en conclure que toutes les marchandises passant par Kronstadt ou venant du continent finissent sur l’île Vassilievski. Initialement, le port de Saint-Pétersbourg se trouve sur l’île de Pétersbourg. Inefficace, il est relocalisé sur Vassilievski, auquel on ajoute un grand marché.

[1] Kirill B. Nazarenko et Maria A. Smirnova, « St. Petersburg Port through Disasters: Challenges and Resilience », Journal of Urban History, décembre 2019, p. 4.

Ce n’est pas un édifice permanent. Chaque hiver, il est obligatoire d’enlever le pont et de le réinstaller une fois la Neva libérée[1]. À partir de 1727, les habitants de la Neva ne sont donc plus contraints d’utiliser le bateau pour passer d’un arrondissement à l’autre.

[1] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 34.

À mesure que l’Amirauté se développe comme l’axe central de la capitale, les activités urbaines et commerciales florissent. Malgré les incendies de 1736-1737, ayant ravagé le marché Morskoi, situé proche de l’Amirauté, le gouvernement décide de créer une place réunissant tous les marchés du quartier. Cet emplacement se trouve sur la rue Sadovaia, entre les perspectives Nevski et Gorokhovaia, en amont de la Fontanka et en aval d’un petit canal. Ce district commercial inclut la cour des marchands (Gostinyy Dvor), un square pour les produits agricoles, entre les deux un marché aux puces et toutes sortes de magasins inimaginables comme l’ancien marché Morskoi, brûlé en 1736 et relocalisé dans cet espace. Ce bazar devient le plus connu de la ville, de par la diversité des produits que l’on peut acquérir, et il profite de sa situation géographique, suscitant les compliments de voyageurs étrangers[1]. Robert E. Jones et Munro vantent la proximité des canaux qui bénéficient aux marchés. Qu’ils soient proches de la Neva ou de la Fontanka, l’eau permet de faciliter le déplacement des produits et des personnes[2].

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 158.

[2] Robert E. Jones, Bread upon the Waters: The St. Petersburg Grain Trade and the Russian Economy, 1703-1811, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2013, p. 37.

Figure 17. Le premier pont permanent entre Vassilievski et l’Amirauté, et les espaces commerciaux. Veuillez appuyer sur les loupes pour de plus amples informations.

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À partir de 1741, les alentours de ces hauts lieux stratégiques sont rasés. En effet, il a été jugé que les maisons, proches de l’Amirauté(au sud) et du Kronwerk (au nord), sont une gêne en cas d’attaque de la cité. Si l’ennemi arrive par la Neva, les constructions le long du fleuve entrent dans la ligne de tir des bastions[1]. De surcroît, dans la configuration précédente, la défense de l’Amirauté serait complexe si le bâtiment venait à prendre feu. Pour le Kronwerk, qui stocke des explosifs, l’éloignement des habitations est également un moyen de protéger les Pétersbourgeois en cas d’accident[2].

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 36.

[2] Ibid. p. 36.

Figure 18. Espaces critiques protégés. Veuillez appuyer sur la loupe pour de plus amples informations.

Outre ce renouveau, la ville adapte l’urbanisme au territoire et à la défense. Saint-Pétersbourg fait face à deux options en cas d’invasion : une attaque maritime ou terrestre. Cette dernière option étant hors de portée des ennemies, la protection de la Neva est la priorité. Deux endroits, sur la gravure, sont visiblement isolés. Il s’agit de l’Amirauté, mais aussi de la forteresse Pierre-et-Paul et le Kronwerk. Il est toutefois étrange que de telles initiatives ne soient pas prises dans le quartier Litenoi, ce dernier abritant une partie des stocks d’armes de la cité et étant proche de palais importants.

Le quartier de Litenoi est d’ailleurs l’un des arrondissements ayant une caserne militaire. C’est aussi le cas pour celui de Moscou. L’armée a longtemps été un fardeau puisqu’avant 1725, les soldats vivaient chez l’habitant[25]. Leur présence est rendue obligatoire, car la guerre russo-suédoise s’achève, officiellement en 1721. Suivirent plusieurs décennies de micro-invasions et de préparatifs quant à d’éventuels conflits[4]. Devant le besoin croissant de loger les soldats et leurs familles, l’administration va remédier à la situation. Les quatre régiments sont répartis en périphérie dans des Slabode. Les maisonnettes assignées font l’objet de règles strictes[26]. Il est aisé, sur la gravure de 1753, de repérer ces faubourgs militaires constitués de petites habitations individuelles. Hors du centre-ville, l’idée des Slabode continue de se développer pour loger certains travailleurs en créant des lotissements similaires à ceux des garnisons[27]. Un moyen utile et économique d’obtenir une planification régulière. Il est cependant étrange que l’hôpital militaire et naval soit aussi loin des régiments, même si précédemment était évoquée la présence de soldats sur Vyborg. Ni les sources ni la légende de la carte ne sous-entendent la présence d’un Slabode militaire dans l’arrondissement de Vyborg.

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Avant 1770 cet hôpital, réservé à l’armée, est le seul à pouvoir traiter les maladies élémentaires de l’époque[1]. Situé à Vyborg, une île non desservie par un pont. Cet hôpital est installé à cet emplacement depuis Pierre le Grand. Et il est étonnant de constater, alors que la ville loge ses militaires ailleurs, qu’aucune décision ne déplace ce bâtiment au centre-ville, ou du moins sur le continent, pour être à distance raisonnable des régiments. Cependant, il s’agit possiblement d’un hôpital destiné au repos et aux soins des vétérans. L’emplacement devient alors logique.  

[1] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 75.

Figure 19. Les Slabode militaires (en vert) et l’hôpital sur Vyborg. Veuillez appuyer sur la loupe pour de plus amples informations.

Conclusion

La gravure de Truscott et Makhaev donne l’impression d’une ville planifiée, homogène, en plein développement après cinquante ans d’existence. Les informations explicitées dans ce chapitre tendent à nuancer cette réalité. Au centre de Saint-Pétersbourg, les autorités mènent une politique urbaine agressive d’effacement de tous signes ruraux, car ils ne collent pas à l’image impériale qu’on cherche à donner à la cité. Toutefois, les mêmes procédés cartographiques sont utilisés pour décrire la périphérie. L’unicité de la carte est donc problématique, car elle donne le sentiment, au regard de la source, que les habitants sont tous logés à la même enseigne alors qu’ils vivent dans des environnements différents.

Les actions urbaines, depuis la mort de Pierre le Grand, ont favorisé l’Amirauté comme le démontre le SIG : formation du trident, installation d’un pont, protection des espaces à risques. Pour ce qui est de la périphérie, aucun grand projet d’envergure n’est entrepris, si ce n’est la création de zones d’habitations militaires. Si les habitations extérieures sont issues d’une planification, les conditions sont précaires puisque ce sont des maisonnettes de bois dans un espace de la campagne. Donc le SIG permet de repérer la stratégie urbaine de la capitale, soit de faciliter les échanges centraux, en renforçant la sécurité et l’esthétisme en rejetant en périphérie les éléments ne s’associant pas à cette idéologie.

Références

[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 110-113.

[2] James H. Bater, St. Petersburg: industrialization and change, London, E. Arnold, 1976, p. 27.

[3] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 118-119.

[4] Bater, op. cit., p. 27.

[5] Ibid.

[6] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 119.

[7] Ibid., p. 120.

[8] Ibid., p. 122.

[9] Mark Monmonier, How to Lie with Maps, Third Edition, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 85.

[10] Ibid., p. 86.

[11] Ibid., p. 93-94.

[12] Anthony Cross, « The English Embankment », dans St. Petersburg, 1703-1825, New York, Palgrave Macmillan 2003, p. 59.

[13] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 121.

[14] Monmonier, op. cit., p. 86.

[15] Anthony Cross, « The English Embankment », op. cit., p. 59.

[16] Monmonier, op. cit., p. 94.

[17] George E. Munro, The Most Intentional City: St. Petersburg in the Reign of Catherine the Great, Plainsboro, Associated University Presse, 2008, p. 32.

[18] Ibid. p.32

[19] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 125-126.

[20] Ibid., p. 121.

[21] George E. Munro, op. cit., p. 30-31.

[22] Ibid., p. 36.

[23] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 74.

[24] George E. Munro, op. cit., p. 42.

[25] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 123-124.

[26] Ibid. 

[27] Ibid.