Chapitre 2
L’urbanisme au défi de la nature
Les contraintes d’un territoire
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Catastrophes sur Pétersbourg
Le choix d’évaluer la cartographie pétersbourgeoise de la première partie du XIXe siècle s’explique par deux facteurs. Le premier est que la plus importante inondation de l’histoire de Saint-Pétersbourg a lieu en 1824, suivie d’une épidémie de choléra. Deuxièmement, après les années 1830, la révolution industrielle viendra influencer l’identité de la capitale. Ainsi, il est pertinent d’étudier le contexte des deux catastrophes qui s’abattent successivement sur Saint-Pétersbourg, pour mieux mesurer l’impact qu’elles ont sur l’urbanisme avant une période charnière.
Jamais la ville n’a pu se départir des inondations récurrentes, et cela, malgré l’élévation du terrain et la construction de canaux[1]. Les sols sont bas et s’exposent à ce risque difficilement maîtrisable. L’évènement se déroule en novembre 1824 lorsqu’un vent fort, venu de la mer Baltique soulève les eaux qui envahissent la cité[2]. L’impact est dévastateur puisque la crue atteint 13 pieds[3]. Une telle vague fit entre 480[4] et 700 morts[5]. Les dégâts matériels sont conséquents : 6 % des maisons sont totalement détruites tandis que 47 % le sont partiellement[6]. Randall Dills revient sur les solutions envisagées pour endiguer ce phénomène. Les possibilités sont limitées et aucune initiative n’a les faveurs du pouvoir. Le tsar, Alexandre Ier, ne semble pas enclin à investir massivement dans la réalisation de transformations mettant en péril l’entreprise de Pierre le Grand[7]. Son successeur, Nicolas Ier, couronné en 1825, suspicieux des ingénieurs, n’amorce aucun projet pour conquérir technologiquement la Neva[8]. C’est à ce moment que la ville comprend que chercher l’origine de ces évènements est plus pertinent que vaincre ce phénomène[9].
La seconde crise frappe Pétersbourg sept ans après l’inondation. Une épidémie de choléra survient en 1831 et ravage la population en faisant des centaines de morts pendant l’été[10]. Toutefois, le choléra pose une équation assez complexe. Lors de cette crise, les connaissances scientifiques ne sont pas assez poussées pour comprendre comment la combattre[11]. Cette problématique tend à rendre difficile la gestion de cette maladie. De plus, la géographie de Saint-Pétersbourg est un accélérateur de la propagation. La Neva et les canaux de la cité sont des agents du choléra. Le port de Saint-Pétersbourg reçoit chaque année des navires de toute la Russie, mais aussi du monde entier. C’est par un petit bateau de pêcheur, venu de l’intérieur des terres, que le choléra s’introduit à Saint-Pétersbourg[12]. Autre accélérateur de l’épidémie, l’inondation de 1824 qui détériore les conditions hygiéniques des Pétersbourgeois. Les dégâts sont visibles jusqu’au milieu des années 1830, laissant les ponts, quais et pavés délabrés[13]. Ceci s’ajoute à la mauvaise qualité de l’eau[14]. Les perspectives sanitaires sont donc un facteur de plus dans la propagation du choléra.
Cette quatrième carte du corpus fait preuve de continuité puisque le graveur de celle-ci est Savinkov[14]. Disponible dans la banque de données de la BNR, le plan indique la division administrative de Saint-Pétersbourg en 1835. Il est nécessaire de rappeler que Savinkov travaille pour le régime impérial, donc la source reflète une vision avantageuse de la cité. Compte tenu de cette information, est-il envisageable de considérer cette source comme un outil de propagande ? Possible, mais c’est aussi atteindre les limites de l’analyse cartographique. Le spécialiste de la géographie, Jon Kimerling et ses collaborateurs débattent des forces et des faiblesses des cartes : elles ne sont pas conçues pour répondre aux demandes individuelles[16]. Cependant, au courant des apports et manques, l’interprétation devient plus facile :
"If you’re aware of Map Limitations, it’s usually easy to makeup for them. It makes sense to bring as much experience and information as possible to bear on map interpretation. The best navigators are those who augment map information with all the direct “ground truth” they can[17]".
Cette carte possède un biais à une époque où Saint-Pétersbourg cherche à se rebâtir. La force de la source est de montrer Saint-Pétersbourg sous son meilleur angle : une ville planifiée, avec la présence de ses quartiers importants. L’aspect manquant étant qu’elle ne reflète pas l’analyse des témoignages historiques et des voyageurs. Est-ce étonnant ? Non. Cependant, être au courant du contexte de production de la source et de l’environnement de la ville permet une utilisation constructive en ajoutant des données pour donner une carte informative.
Ainsi, ce sont les conditions sanitaires qui interrogent. Si les feux de 1736-1737 provoquent une réforme urbaine, l’inondation de 1824 arrive à un moment moins opportun puisque les fondements de Saint-Pétersbourg sont installés et un changement de paradigme urbain est alors hautement improbable. Au regard de la carte, rien ne transparaît quant à d’éventuelles modifications. Le piège est de penser que la situation semble logique et que cette impression de propreté et de netteté soit à l’image du ressenti quotidien. Maurizio Gribaudi, qui analyse, à travers l’utilisation des cartes, les occultations du Paris ouvrier au XIXe, énumère les « maladies » parisiennes à la fin du XVIIIe et oppose deux visions[18] : d’une part, celle d’une bourgeoisie comprenant les maux urbains de Paris, tout en les estimant soignables ; de l’autre, la mise en avant de témoignages littéraires et iconographiques, de personnes côtoyant la cité, beaucoup plus critiques de la situation parisienne. L’application de cette thèse à Saint-Pétersbourg est plausible, au regard de certains aspects. La carte de Savinkov, proche du pouvoir, est une représentation des autorités. De Pierre le Grand à Catherine II, la ville a priorisé une vision élitiste en supprimant le plus possible le caractère rural pour parfaire l’image globale. La réalité est plus complexe : dans les années 1830, la ville connaît entre 30 et 40 incendies par an, l’eau courante n’est pas installée dans les maisons avant 1837, les égouts sont rejetés dans les canaux et, par faute du climat, certains témoignent d’un vieillissement accéléré des bâtiments en à peine vingt ans[19]. Ces quelques exemples ne reviennent pas mettre en cause la réputation de la capitale. Au contraire, à cette époque, Pétersbourg est l’image internationale de la Russie : « la ville fait ainsi office de représentation — gravure ou tableau — et sa réalité supposée devient l’image de la puissance monarchique nationale. Quintessence de l’européanité […] elle la transcende par là même et devient un symbole de la Russie, plus russe et plus antique que toute chose[20] ». Alors, Saint-Pétersbourg se retrouve entre deux visions. Celle d’une ville aux caractéristiques européennes qui en font un joyau et sa réputation dans le monde. Et, de l’autre côté, des problèmes urbains qui s’ajoutent aux catastrophes naturelles. Il est nécessaire de se questionner pour savoir si, comme le suggère la carte de Savinkov, le Saint-Pétersbourg des années 1830 ne ressent plus les conséquences des évènements qui la touchent en 1824 et 1831.
L’inondation de 1824 : autopsie d’une catastrophe annoncée
Depuis 1703, les inondations sont des incidents récurrents dans la capitale. Preuve que ces crues sont une histoire ancienne, et moderne, entre 1703 et 1986, la ville fait face à 279 montées des eaux[21]. Si Catherine II, dans sa réforme du centre de Saint-Pétersbourg, allie beauté et protection par l’utilisation du granit, aucun système efficace n’est mis en place pour contrer une inondation de l’ampleur de celle qui survient le 7 novembre 1824. Il est notable de mentionner l’existence d’une protection située sur un territoire à haut risque, soit l’est de l’île Vassilievski. Cette zone, inondée à la moindre montée des eaux, est « protégée » par un mur de terre[22].
Dills ajoute que les autorités n’ont pas la volonté d’investir dans cet espace trop à risque. Cette faible protection est à l’image des moyens employés dans cette aire urbaine. Outre les problèmes de la situation basse de l’île, le climat est défavorable. L’inondation de 1824 n’est pas le fait d’un évènement isolé, mais de vents d’ouest et du sud-ouest plus forts qu’à l’accoutumée, rendant le delta plat vulnérable[23]. En résulte une catastrophe sans précédent depuis 1777. Berelowitch et Medvekova précisent que la montée des eaux devient préoccupante à partir de 3-4 pieds (soit environ 1 mètre), sérieuse avec 6 pieds (1,80 mètre), et désastreuse au-dessus de 7-8 pieds. Cette crue a permis l’élévation des eaux à 13 pieds et 7 pouces, soit 4,14 mètres[24].
En 1890, une encyclopédie publie une carte de la ville qui montre les secteurs inondés[5]. Il est remarquable que les trois quarts de la cité soient couverts par la crue. Seuls les quartiers de la Nativité, de la Fonderie, du monastère Alexandre-Nevski et une partie de celui de Moscou sont épargnés. Vyborg et Okhta sont relativement peu touchés même si les côtes subissent une inondation relative. L’île Vassilievski, de Pétersbourg et l’Amirauté, par leur proximité avec le golfe de Finlande et la bouche de la Neva, sont les plus durement touchés. Dans sa thèse, Randall Dills s’appuie abondamment sur les descriptions écrites par les témoins de la catastrophe comme celle de Samuil Aller[26]. Ce qui est intéressant, dans l’œuvre d’Aller, c’est qu’en conclusion il mentionne les rues en indiquant en pieds et en pouces la hauteur qu’atteint l’eau pour chacune d’entre elles[27]. En tout, c’est 325 artères qui sont répertoriées par Aller et, grâce à la légende de Savinkov, 279 sont repérées sur la carte, soit 75 % de celles énoncées par le descripteur. Certaines ont changé de nom et Savinkov n’indique parfois pas les petites ruelles, mais avec trois quarts des rues, il est possible d’avoir une estimation de la situation.
Aller, dans son récit, indique le point le plus haut et le plus bas de l’inondation. Dans un souci d’homogénéité, la figure 32 montre le point maximal qu’atteint la crue dans chaque avenue pour analyser l’importance de l’incident. Les données montrent que l’espace le plus impacté est l’île Vassilievski ce qui n’est guère surprenant. Toutefois, la hauteur maximale est répertoriée dans le sud-ouest, dans le quartier Narvskoi avec 13 pieds. Une exception puisque sur les 23 avenues où l’eau est montée au plus haut, 22 sont situées sur les îles Vassilievski et Pétersbourg, ce qui est dommageable, car en 1804, d’après la carte de Savinkov, les bâtiments de ces arrondissements sont dans une large majorité en bois. Il est peu probable que la situation ait changé en 1824, puisque le développement de ces deux secteurs n’a jamais été une priorité. Il est également remarquable d’observer que les quartiers est ne sont aucunement atteints. Précédemment, nous évoquions les facteurs géographiques de ces espaces qui sont, dès la création de Saint-Pétersbourg, protégés par des collines qui les exemptent des crues. Force est de constater que même l’inondation la plus importante a eu peu d’effet sur ces espaces.
Les quatre quartiers de l’Amirauté sont inondés, mais plus faiblement que ceux du nord, alors que certains lieux sont géographiquement proches de certaines ruelles durement frappées. La crue dépasse sept pieds dans quatre artères de l’Amirauté. Il est possible que l’inondation, venant du nord-ouest, soit moins puissante une fois sur les quais de l’Amirauté. Il ne faut pas minimiser l’importance de la crue dans les quartiers de l’Amirauté, qui est la troisième zone la plus inondé d’après les données. Les espaces influents les plus meurtris sont les lieux économiques comme l’est de Vassilievski et l’Amirauté, où les élites de la capitale y ont leurs maisons.
Le Pétersbourg des années 1830 : une lente reconstruction
3.36% de bâtiments en pierre.
6.86% de bâtiments en pierre.
15.1% de bâtiments en pierre.
17.17% de bâtiments en pierre .
24.05% de bâtiments en pierre.
30.33% de bâtiments en pierre.
40.07% de bâtiments en pierre.
45.67% de bâtiments en pierre.
46.17% de bâtiments en pierre.
49.48% de bâtiments en pierre.
90.4% de bâtiments en pierre.
92.46% de bâtiments en pierre.
100% de bâtiments en pierre.
Figure 32. Pourcentage de bâtiments en pierre par district en 1836. Veuillez appuyer sur les loupes pour de plus amples informations.
Si l’inondation de 1824 s’attaque physiquement à Saint-Pétersbourg, plusieurs hypothèses sont possibles sur le degré des dégâts. Si les quartiers de l’Amirauté sont parmi les trois secteurs les plus inondés, les bâtiments sont en majorité construits en pierre qui est plus résistante que le bois, utilisé dans les zones vulnérables comme Vassilievski et l’île de Pétersbourg. Ainsi, après une telle catastrophe, il est plausible de s’attendre à ce que le contexte favorise une transition rapide du bois vers la pierre. Le SIG est utilisé ici pour comprendre comment la cité s’est reconstruite, mais aussi pour repérer les zones qui souffrent de l’inondation de 1824 et de la crise du choléra qui suit.
Le ministère de l’Intérieur de l’Empire russe compile en 1836 des statistiques sur la capitale impériale et ces statistiques mises sur cartes sont révélatrices[1]. L’Amirauté une, deux et trois se succèdent du nord au sud, alors que la quatrième est localisée à l’ouest de cette presque-île. La première Amirauté a 100 % de son bâti en pierre, tandis que la deux et la trois sont au-dessus de 90 %. Cependant, la situation change dans la quatrième Amirauté puisqu’environ 50 % des édifices sont en bois. Est-ce la conséquence des inondations ? Difficile de l’estimer, mais ce quartier est proche des points névralgiques des crues. De plus, la carte de Savinkov, en 1804, laisse sous-entendre que l’intégralité des constructions de cette zone sont, à l’époque, de pierre et de bois. Donc, il est possible que vers cette transition du 100 % pierre, l’inondation de 1824 ait forcé un statu quo. Ce constat est également valable pour Pétersbourg et Vassilievski. Respectivement, elles ont 6,86 % et 30,33 % des constructions en pierre. À part les trois premières Amirautés, aucun arrondissement ne dépasse les 50 %. Ce qui laisse imaginer qu’en dehors du centre, Saint-Pétersbourg est une ville où le bois prédomine.
Si le cœur semble avoir gardé son apparence esthétique intacte, la situation hygiénique se dégrade. Dans son analyse sur l’insalubrité à Paris, suite à la Révolution française, Maurizio Gribaudi énumère les différents espaces qui peinent à maintenir de bonnes conditions sanitaires : les sols bas, proches de la Seine, les rues étroites, densément peuplées[2]. La carte suivante met en évidence trois espaces insalubres, conséquence d’une variété de facteurs qui rappellent les symptômes de la ville lumière.
L’île Vassilievski est reconnue comme la zone la plus basse et à risque de subir des crues. Il n’est pas surprenant que le port des galères et son quartier habité fassent partie des zones où les conditions hygiéniques sont les plus instables. Selon Dill, cet endroit, décrit par la carte de 1835 comme identique à ce qu’il était en 1804, est le plus touché par l’inondation de 1824, avec des eaux atteignant seize pieds de haut. Connaissant les caractéristiques géographiques, les autorités, après 1824, souhaitent délocaliser ce quartier sur le terrain de Smolensk, situé au milieu de l’île et inhabité puisqu’un marécage occupe la zone. Les résidents espèrent plutôt de l’aide pour moderniser leurs habitations actuelles et avoir un point d’eau[1]. Ceci montre que les possibilités d’accès à l’eau potable, dans une ville qui en est entourée, restent une difficulté. Aussi, la proposition, rejetée, de déplacer ce quartier est un aveu d’impuissance.
[1] Randall Dills, « The River Neva and the Imperial Façade: Culture and Environment in Nineteenth Century St. Petersburg Russia », Thèse de doctorat (histoire), Urbana, Illinois, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010, p. 61 à 64.
Le long de la rue Sadovaia, se trouve la place Sennaia, dans la troisième Amirauté, qui abrite un marché. Avec Gostinyy Dvor sur la même artère, ils forment le poumon marchand de l’époque. Ces marchés ressemblent à ceux d’Europe qui sont des lieux de sociabilité populaires et pittoresques[1] qui ne jouissent pas toujours de bonnes conditions d’hygiène[2]. Sur la place Sennaia, on peut y retrouver des poissons pourris et puants dans un espace où la boue, constituant les sols, est lourde et spongieuse[3]. Une atmosphère inquiétante alors que la vaste majorité des habitants y achètent leurs produits. Cet axe commercial, situé dans le ventre de la ville n’est pas devenu insalubre à cause des inondations. Il semble que ce soit une constante et que, selon la saison, les symptômes des mauvaises conditions sanitaires varient. L’hiver ce sont les odeurs de soupes aux choux qui se répandent à travers le quartier, l’été, celles des viandes pestilentielles qui passent la journée au soleil[4]. Cet espace attire les ivrognes qui comblent leur désir de boisson, où les vols sont fréquents et les bordels présents[5]. Lincoln rappelle que ce point névralgique est à quelques mètres de la perspective Nevksi avec ses hôtels, les magasins luxueux et ses lieux de cultes[6]. Sa situation géographique, à la limite de la périphérie, et sa popularité, rend cet espace densément visité par tous types de populations. Ce qui est étonnant, c’est que ce genre de foire, en désordre, soit dans un lieu que les souverains ont tenté de rendre moins rural et planifié au profit de l’élite.
[1] Maurizio Gribaudi, Paris, ville ouvrière: une histoire occultée, 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014, p. 66.
[2] Ibid., p. 27.
[3] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 173.
[4] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 136-137.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
La première pompe à eau est installée en 1827 sur la place St. Isaac, dans la première Amirauté, proche de la Neva[1]. D’ici la fin des années 1820, d’autres stations sont réparties dans différents secteurs de la ville. L’eau pompée forme une sorte de circuit puisqu’elle est utilisée pour plusieurs tâches domestiques : lavage du linge, évacuation du surplus d’eaux usées en cas de crues. Elles sont ensuite rejetées par des canalisations souvent sales et peu entretenues, puis déversées dans la Fontanka, polluant ainsi l’eau des stations[2]. Il existe une alternative pour avoir accès à l’eau courante : les puits. Il en existe plusieurs milliers dans la cité, mais Barabanova et Kraikovski indiquent qu’ils sont proches des cloaques, ce qui rend dangereuse leur utilisation et consommation[3]. La qualité de l’eau partagée au centre est donc une problématique majeure. La ville semble impuissante et n’est pas prête à concéder des investissements illimités pour assainir l’eau. Avant 1824, la cité réfléchit à un nouveau système d’évacuation des égouts directement dans l’estuaire de la Neva au lieu du fleuve[4]. Le projet est abandonné faute de moyens.
[1] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 174.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 270.
Figure 33. Trois espaces insalubres : le quartier des galères, la place St. Isaac, la place Sennaia (de gauche à droite). Veuillez appuyer sur les loupes pour de plus amples informations.
L’eau, sa distribution et son utilisation sont une problématique qui ne peut que prendre de l’ampleur puisqu’elle est l’un des moyens de transmission du choléra qui frappe la ville en 1831. Cette maladie, originaire d’Asie orientale et connue en 1817, atteint la Russie en 1830 et la capitale française en 1831. À Paris, le choléra fait 18 402 décès en quelques mois et n’épargne aucun quartier[3]. Cependant, un rapport sur le choléra et sa mortalité explique qu’à Paris les victimes se trouvent autant sur des terrains bas, proche des rivières, que dans des espaces élevés et aérés. Le dénominateur commun, selon Gribaudi, est la misère et les problèmes d’approvisionnement en eau[4]. Des symptômes qui sont remarquables à Saint-Pétersbourg. En effet, la cité est en piteux état bien que la représentation cartographique laisse entendre un retour à la normale. En effet, l’inondation de 1824 et les crues suivantes prolongent les difficultés avec le difficile pavage des avenues, les quais et les ponts en reconstruction permanente lorsque le choléra atteint la capitale[5].
Le premier patient à être mort de la maladie est répertorié dans le quartier Rojestvenskoi, celui de la Nativité[1]. Cela n’a rien d’étonnant. Si le choléra vient de l’intérieur, alors l’épidémie entre par la Neva, et le quartier Rojestvenskoi est logiquement la première victime. La figure 25 a permis d’établir la création d’un débarcadère à la pointe de ce quartier. Cet espace, qui facilite le débarquement du fret intérieur, est probablement la destination du bateau avec le patient initial qui propage le virus dans la capitale.
[1] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2‑3, septembre 2018, p. 173.
Figure 34. Le point d’origine de l’épidémie et les hôpitaux dédiés au choléra en 1831 (d’après Barabanova et Kraikovski). Veuillez appuyer sur la loupe pour de plus amples informations.
Barabanova et Kraikovski partagent une carte représentant les hôpitaux qui combattent le choléra[6]. La dispersion des institutions médicales laisse présager que l’épidémie s’est propagée à travers la ville entière. Le virus frappe vite et fort. Du 14 juin 1831 au 5 novembre 1831, 9 245 personnes sont infectées et 4 757 en succombent[7]. L’arrivée du choléra dans la capitale s’est effectuée de l’intérieur du pays. Comme mentionné auparavant, l’épidémie s’est propagée depuis l’Asie orientale et touche l’Occident à partir des années 1830. Moscou est atteinte cette même année[8]. Le choléra se déplace discrètement et, probablement, par les bateaux de commerce. C’est ainsi que le choléra s’infiltre dans la capitale[8]. Le premier patient à être mort de la maladie est répertorié dans le quartier Rojestvenskoi, celui de la Nativité[9].
Conclusion
Saint-Pétersbourg, à l’orée de la Révolution industrielle est dans un état précaire. Le SIG a montré que les trois-quarts de la capitale subissent l’impact de l’inondation de 1824. Cette forte crue a confirmé les disparités géographiques de la cité, déjà connues au début du XVIIIe siècle. L’est de la ville est protégé par ses caractéristiques territoriales. Toutefois, les points névralgiques sont inondés, mais cela est la responsabilité des autorités qui savent, depuis plus d’une centaine d’années, que les fondations importantes résident dans des espaces à risques.
L’état du bâti après l’inondation semble être similaire à celui du début du siècle. La carte de Savinkov en 1804 représente l’Amirauté comme intégralement en pierre et les arrondissements environnants comme encore partiellement en bois. Les données de 1836 cartographiés donnent une image similaire. À part l’amirauté, aucun des autres districts n’a progressé. Après cette catastrophe, Saint-Pétersbourg n’a pas choisi de créer une nouvelle commission pour redéfinir les contours du projet urbain malgré l’inondation qui endommage 47 % du bâti et qui demande à être réparé. À cela s’ajoute la stagnation d’autres problématiques comme la qualité de l’eau, qui est un problème régulier. L’état de la cité entraîne une exacerbation des péripéties qui en entraînent d’autres, comme la propagation du choléra, qui profite de la mauvaise structuration de Saint-Pétersbourg, pas encore remis physiquement de la crue de 1824. Saint-Pétersbourg, qui s’apprête à voir son économie se transformer par la croissance du capitalisme, est en 1835 dans un état qui ressemble à celui de 1804.
Références
[1] Wladimir Berelowitch et Olga Medvekova, Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 301.
[2] Randall Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », Journal of Urban History, vol. 40, n° 3, mai 2014, p. 480.
[3] Randall Dills, « The River Neva and the Imperial Façade: Culture and Environment in Nineteenth Century St. Petersburg Russia », Thèse de doctorat (histoire), Urbana, Illinois, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010, p. 29.
[4] Berelowitch et Medvekova, op. cit., 301.
[5] Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 480.
[6] Berelowitch et Medvekova, op. cit., 301.
[7] Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 489.
[8] Ibid. p. 489.
[9] Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 491.
[10] Bruce Lincoln, Sunlight at Midnight, New York, Basic Books, 2000, p. 120.
[11] Kseniya Barabanova et Alexei Kraikovski, « The management of cholera epidemics and the Neva River in St. Petersburg in the nineteenth century », Water History, vol. 10, n° 2 - 3, septembre 2018, p. 167.
[12] Ibid., p. 166.
[13] Ibid., p. 172-173.
[14] Ibid., p. 174.
[15]Aleksandre Savinkov, « Plan Peterburga 1835 goda Savinkova», 1835, https://primo.nlr.ru/permalink/f/df0lai/07NLR_LMS010106880. (Consulté le 29 octobre 2019).
[16] A. Jon Kimerling et al., Map Use: Reading, Analysis, Interpretation, Redlands, California, Esri Press, 2016, p. 562.
[17] Ibid.
[18] Maurizio Gribaudi, Paris, ville ouvrière: une histoire occultée, 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014, p.18-19.
[19] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 270.
[20] Ibid., p. 262.
[21] Robert E. Jones, Bread upon the Waters: The St. Petersburg Grain Trade and the Russian Economy, 1703-1811, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2013, p. 10.
[22] Randall Dills, « Cracks in the Granite: Paternal Care, the Imperial Façade, and the Limits of Authority in the 1824 St. Petersburg Flood », op. cit., p. 488.
[23] Berelowitch et Medvekova, op. cit., p. 301.
[24] Ibid.
[25] F.A. Brockhaus et I.A. Efron, Brockhaus and Efron Encyclopedic Dictionary: Volume XXVIIIА (56), St. Petersburg, K.K. Arsen’ev and E.E. Petrushevsky, vol. 86, 1890, p. 304.
[26] Samuil Aller, Opisaníe navodneniya, byvshago v Sanktpeterburge 7 chisla noyabrya 1824 goda, Saint-Petersbourg, Popular Education Department Printing Office, 1826, 270 p.
[27] Ibid., p. 223 à 236.